La couverture
J'avais accepté le cadeau, qui ne venait pas d'une main généreuse mais de celle d'une "châtelaine" souhaitant s'en débarrasser après l'avoir découverte, abandonnée au fond de l'un de ses placards trop bien remplis.
J'avais même, lâche flagornerie, arrondi les yeux d' admiration et étiré un grand sourire de gratitude tout en pensant: "Dieu que c'est moche, comment peut-on?..."
Et moi si pointilleuse sur la sobriété et les couleurs, j'avais rapporté chez moi la chose bariolée fleurant la naphtaline, imaginant déjà la satisfaction du chat se pelotonnant dessus et tirant chaque fil de ses griffes destructrices, avec pour une fois, mon accord amusé jusqu'à l'encouragement.
Un soir de début d'hiver, sentant venir le froid et faute de courage pour me lever et aller chercher un pull, je m'enveloppais cependant dans cette injure à ma conception du bon goût restée en rade sur le dos du canapé. Il fallait reconnaître qu'elle tenait chaud, malgré les trous. C'était une couverture réalisée au crochet, comme on en faisait autrefois dans les campagnes avec des bouts de laines délaissés et récupérés par de petites mains économes et habiles. Chose étonnante sortant de la demeure de la châtelaine et de sa famille où depuis belles lurettes on se lasse des objets sitôt achetés, et où tout ce qui est jugé vieux, passé de mode, malaimé s'en va à la poubelle. Les "économies de bouts de chandelles" n'étant pas dans le style de la maison de ces grands consommateurs cherchant à tout prix à briller par leur "branchitude", je restai perplexe devant l'objet incongru.
J'appris plus tard que c'était l'oeuvre d'une vieille employée, qui à la veille de la retraite leur en avait fait cadeau avant de partir mourir dans son village.
Ah?
Une petite vieille que je voulais tout en rondeur, douce avec des cheveux ramassés en un chignon blanc posé sur sa nuque et de petites lunettes sur le bout de son nez.
Je reconsidérai l'étendue de couleurs assemblées, les lignes multicolores qu'une solitude muette avait assorti au gré de ses rêves et de sa fantaisie. Vertes montagnes parfumées de résines tièdes bleutées, jardins de tulipes rouges, ruisseaux clairs envahis de cressons et de jonquilles, tendres roses trémières bordant une plage déserte. Orange pétard de robes ourlées de noir dansant le flamenco, masques vénitiens rose vif cernés de rimmel violet et puis une enfilade de chameaux ondulant sur la dune piquetée de cerises grenat. Ciels pâles, ciels électriques et ciels d'orages...
Une vie.
Avec sur une bordure, comme pour en finir, de lugubres lisières mauves et sombres, glycines délavées ruisselant sur un mur de cimetière campagnard glacé, dépassant les beiges fades de la pauvreté toujours en filigrane.
C'est pourtant vrai qu'elle est moche, ternie de poils de chat, feutrée par les lavages, mais chaque année, quand vient l'hiver, elle réapparait sur le dos du canapé et chaque année je soupire: bon, allez, mais c'est la dernière!