Feu de joie

Publié le par almanito

Les cloches de l'église retentirent dans la nuit sombre de novembre, juste au moment où je débouchai dans la petite rue piétonne pour rentrer chez moi.
Les commerces avaient déjà baissé les rideaux de fer, seuls, quelques hommes s'accrochaient encore au zinc des rares troquets ouverts, retardant le moment de plonger leur solitude dans la nuit.
Fatiguée, je pressai le pas mais une petite troupe chamarrée, composée de cinq ou six femmes, s'agitait sur le parvis de la chapelle Saint Roch, laissant échapper des rires qui s'interrompaient brusquement, comme sous l'effet d'une réprobation dont j'aperçus très vite la provenance:
Faustine en personne, flanquée de ses bigotes de copines rameutées en urgence, cancanaient à qui-mieux-mieux, ratatinées dans l'embrasure d'une porte cochère, vestales outragées par le comportement des diablesses passablement éméchées, il faut bien le dire, en face.
Dans le halo faiblard du réverbère, je distinguais les robes à volants superposés, les châles aux longues franges, les tenues criardes, les yeux effilés cernés de khôl, d' épaisses tignasses frisées, la boucle en or frôlant les joues hâlées, la pommette haute et la mâchoire anguleuse, les regards sauvages et provocateurs, véritables caricatures des diseuses de bonne aventure d'un autre siècle.
Tableau fascinant car tout à fait inhabituel. "Nos" Rroms qui vivent en paix dans un camp éloigné à la sortie de la ville ne pénètrent jamais au coeur de la cité. Tout au plus les voit-on dans les supermarchés les plus proches de leur base, mais jamais en groupe et il y a belle lurette qu'ils portent des nippes parfaitement semblables aux nôtres. D'où venaient ces femmes? Sans doute arrivées par le dernier bateau du soir, elles s'étaient contentées de suivre les ruelles jusqu'à cet endroit qu'elles avaient sans doute jugé propice à la récolte de quelques piécettes, en témoignait le chapeau de feutre avachi - pitoyablement vide - qu'elles avaient posé sur le trottoir.
Toujours est-il qu'une partie de bras de fer s'étaient engagée entre mes vieilles commères grenouilles de bénitier offusquées et la joyeuse bande de poivrotes haute en couleurs. Des noms d'oiseaux bizarres n'allaient pas tarder à être proférés dans un bilinguisme que nul n'aurait besoin de traduire, tant il est vrai que la haine et l'insulte gratuites sont universelles.
Quelques badauds flânaient encore, indifférents, les derniers commerçants donnaient un coup de balai sur le seuil de leurs échoppes et j'avançais en considérant la scène d'un oeil malgré tout amusé, ce qui n'échappa pas à l'une des gitanes qui, à mon passage, siffla en direction de celle qui tenait un accordéon.
Ce fut comme le départ d'un feu spontané. Fort, hurlant, farouche, sur un rythme accéléré, l'instrument se déchaîna sur un air follement entrainant. Les volants des oripeaux un peu fanés se mirent à tournoyer, faisant cliqueter et étinceler de mille flammes les breloques accrochées aux basquines de cotonnades. Je lançai au passage une pièce dans le chapeau en rigolant de bon coeur. Les femmes virevoltaient en tapant dans leurs mains et en chantant de leurs voix rauques de sorcières possédées par la musique. La petite bande entreprit alors de me suivre en m'accompagnant en musique, tandis que Faustine et ses comparses s'éclipsaient prudemment, profondément réprobatrices et écoeurées.
Je mis fin à la plaisanterie en exécutant un entrechat volontairement clownesque qui fit chavirer de rire la trop bruyante compagnie, saluai comme à l'opéra, puis je déguerpis très vite avant de déclencher la colère des paisibles riverains.

(texte écrit dans le cadre d'un jeu initié par EMMA Merci Emma!)

Van Dongen. Gitane.

Van Dongen. Gitane.

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S
Je viens de voir que tu y étais retournée sur ce chemin d'Anne ....<br /> <br /> Comme toi, je l'ai relu aussi et les mêmes frissons ont parcouru ma chair ....!<br /> <br /> Quand cesserons-nous d'oublier que nous sommes tous FRERES ?
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S
Ah mais là, RIRES, je vais vraiment recevoir une claque car ...sur ce lien, tu es déjà venue aussiiiiiiiiii !<br /> <br /> Vite, je m'éclipse, comme toi, sur un entrechat clownesque ............et déguerpis très vite avant de déclencher ...................aïe ouille ouille ouille !!!!!!!!!!!!!!!!!<br /> <br /> Ti bisou quand même : sabine, l'étourdie.
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A
Pas de problème, c'est un très beau texte que j'ai aimé relire :)
S
Trop envie de danser, ce soir, et de faire la fofolle ..............alors, youpi, vive les rires et l'accordéon !!!<br /> <br /> Après tout, on n'a qu'une vie, non ? Le dire aux grenouilles ....................Hi hi !!!!<br /> <br /> Un beau texte, haut en rythme, en couleur, et en ...savoir vivre, dans ce monde trop coincé par les apparences et les odieux préjugés !<br /> <br /> Et puis marre de tout leur filer sur le dos dès qu'un malheur arrive dans un lieu et qu'ils sont présents.<br /> <br /> Sur le chemin qui allait de Cluny au Puy, c'est grâce à un vieux gitan (il avait perdu son frère, enfant, en camp de concentration) qu'on a pu avoir quelque chose dans le ventre le soir et repartir tout frais le lendemain. Aux aurores, on était repartis en laissant un mot pour eux sur la table dehors. Une vieille dame magnifique est alors sortie de sa caravane, avec de longs cheveux blancs allant jusqu'aux reins, sûrement la dame du vieil homme, et a fait voler un bisou de sa main vers nous ....nous n'oublierons jamais !<br /> <br /> Oh, d'ailleurs, j'avais écrit un poème sur un événement horrible qui m'avait marquée ....Je vais chercher le lien et je reviens (En attendant, faites couler la musique les filles .....et même un p'tit verre, ben alors !!!)<br /> <br /> Voici ce lien : http://chemin-je-t-aime.fr/surlechemindanne/<br /> <br /> Bisou bisou : sabine
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M
Elle a miiiiiis le feu !! follette !! mon dieu que ça fait du bien d'être fou...et comme c'est attirant, ces irréductibles non sédentarisés, qui réveillent l'esprit nomade qui rôde encore en chacun de nous...
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A
J'en ai rencontré deux un jour à la laverie: un papa et sa petite fille. Complices tous les deux à arracher un sourire aux plus grognons. En attendant notre linge on a discuté. Vie difficile, précarité etc. A la fin, le monsieur m'a dit "nous au moins, quand ça va pas, on a ça'. Et ils se sont mis tous les deux à danser et à chanter en frappant dans leurs mains. Après ça, tu repars heureuse, ce sont eux qui ont encore du savoir vivre.
J
Tu le racontes si bien que j'ai l'impression d'assister à la scène.<br /> Bon week-end
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A
Merci joseph:)
C
Des "Carmen" roms, en somme. La joie n'est jamais du côté des commères !
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A
C'est vrai!
J
Encore un texte qui nous fait danser ! C'est aussi toi la musicienne !
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A
Je connais même pas le solfège :))
C
Juste pour préciser, je n'aurais pas été dans le groupe des bigotes mais n'aurais pas dansé non plus. Juste le témoin d'un moment charmant... ;-)
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C
Je découvre ta parenthèse bigarrée en même temps que le jeu d'Emma. Je me suis trouvée transportée sur le trottoir d'en face à regarder danser et jouer ces femmes avec toi au milieu, devenue gitane l'espace d'un instant. Très vivant tout cela ! :-)
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A
Sympa le jeu d'Emma, hein? Je me doute que tu n'aurais pas fait partie du groupe des bigotes, inutile de préciser :) . Tu sais je ne suis pas très expansive et j'ai horreur de me faire remarquer en public, je l'ai fait comme un pied de nez aux commères et très grossièrement pour les ridiculiser et les gitanes l'ont bien compris.
I
Dommage que la musique n'adoucisse pas les moeurs de Faustine et de ses bigotes de copines, elles comprendraient mieux la vie de ces gens, musiciens de père en fil(le)s.<br /> Cela fait longtemps que je n'ai pas vu cette gaité dans les rues, c'est un véritable plaisir d'entrer dans la danse des mots !<br /> Un texte très vivant.
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A
Je crois que c'est peine perdue que d'essayer d'adoucir des gens comme ça. On pourrait sortir les plus tendres violons qu'on n'y arriverait pas:)) mais ce ne sont pas elles qui gâcheront la fête!
L
Bravo pour le rendu si bien observé, cette ambiance chaude (dans tous les sens !)<br /> J'y ai retrouvé l'atmosphère inimitable d'un camping désaffecté où étaient reçus les "Manouches" dont je recevais les enfants en classe, à Brest ... Mais là c'étaient des guitares.<br /> Loïc
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A
Ce qui m'a étonnée, c'est qu'il n'y avait pas un seul homme dans le groupe, mais maintenant que tu le dis, en effet, pas de guitare, c'est assez surprenant!
P
Bon jour Alma,<br /> Au delà des comportements, un texte haut en couleurs et en notes de musique.<br /> Comme toujours on est au coeur du sujet, il ne suffit que de laisser aller l'imagination sur tes mots.<br /> Bonne journée
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A
Merci pascale
L
très beau texte Alma. Je serais bien volontiers entré dans la sarabande
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A
Je serais bien restée aussi mais j'ai évité le scandale qui serait retombé sur la petite troupe, pas sur moi...
C
Même avant de voir la gitane de Van Dongen ma tête était pleine de couleurs, de musique et de danses ! Un joli moment gai et coloré, dans la grisaille ambiante que ça fait du bien !<br /> Belle journée, bisous !<br /> Cathy
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A
C'est surtout la grisaille des coeurs qui était triste ce soir là...
M
Ca y est, me voilà repartie en Gitanie :) et j'adore ça !!! Merci Alma et merci Emma !
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A
Ils sont souvent si mal accueillis, c''est dommage. Pour eux et pour nous.
C
Ahlala, ça manque toutes ses couleurs et cette musique dans les rues.<br /> Tu as mis un peu de soleil dans nos coeurs et une envie de liberté avec ce texte.....
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A
Ahlala, je me doutais bien que ça allait toucher un point sensible chez toi, ces robes et falbalas de gitanes:)
P
Joli tableau vivant et joyeux. On est dans ce 'je' qui observe et s'amuse, on sait où va son coeur.
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A
Sans un certain amusement, je crois que ce n'est pas la peine de vivre, je sais que nous avons au moins ça en commun;)
E
Ton tableau est décrit de façon si vivante, que je me suis moi aussi mise à danser.<br /> A présent, j'écoute, "Le Gitan" (la version Daniel Guichard et les Gypsies).<br /> Ah Van Dongen, une merveille !
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A
Un truc de fou, une musique d'enfer qui rend heureux! Mon lien ne fonctionnait pas quand tu es passée, si tu as essayé. Maintenant, c'est bon;) merci eMmA