Temps de pause (pour Miletune)

Publié le par almanito

On s'étaient tous retrouvés chez Madeleine, par l'un de ces hasard de la vie, mais après tant d'années passées, je me demande aujourd'hui si c'était un hasard. La fine équipe des révoltés, la génération suivant celle de 68, qui sentait qu'elle avait raté quelque chose et qui tentait de poursuivre le rêve...
Madeleine - certains l'appelaient Mado, mais je persistais à l'appeler Madeleine, j'aimais ce prénom doucement désuet et gourmand qui lui allait bien et qui n'excluait pas une force de caractère qu'elle possédait sans doute plus qu'aucun d'entre nous -, Madeleine était déjà malade. Certains d'entre nous le savaient, mais nous n'en avons pas parlé. Pas plus que nous n'avons évoqué nos propres soucis. La trentaine bien sonnée, nous avions chacun de notre côté poursuivi des routes qui n'étaient pas les nôtres, nous avions voulu croire aux sentiers alambiqués qui finissent par s'ouvrir sur l'horizon sans y parvenir. Nous étions tous arrivés au point où l'on se voit contraint de rebrousser chemin, bien que nous ne l'aurions pas avoué.
Une bande de plus très jeunes sur le point de poser la valise des illusions et des rêves tronqués à la croisée de routes anonymes, qui prenait sur le tard la mesure du temps qui passe.
Madeleine avait toujours été notre point de chute, peut-être parce qu'elle était la plus vieille, peut-être parce qu'elle avait toujours irradié ce petit quelque chose d'indéfinissable qui nous ramenait toujours à elle, ne serait-ce que par un coup de fil.
Mais ce jour-là, oui vraiment, si c'était le hasard qui nous avait réunis, il avait bien fait les choses.
Madeleine habitait un petit bijou hérité de ses grands-parents, perdu au fin fond du bocage Normand, au-dessus de la mer. On s'y rendait avec le plan à portée de main pour ne pas se perdre dans les méandres de petits chemins terreux cachés par la végétation qui finissaient par s'ouvrir sur une cuvette bordée d'arbres aux pieds desquels s'épanouissaient d'épaisses touffes bleues d'hortensias. La maison, basse, toute en longueur, blanchie à la chaux, se tenait sur la droite, avec ses colombages émaillés de géraniums retombants. A l'intérieur, il ne restait plus rien que les lits, et les délicates aquarelles que notre amie avait réalisées du temps où elle envisageait une carrière artistique, son dernier compagnon, un trublion malhonnête se disant dans la finance, ayant emporté le mobilier en la plaquant du jour au lendemain, ce qu'elle prenait avec un certain flegme doublé de son humour inaltérable.
On s'arrangea aussi du réfrigérateur quasiment vide, on sortit du pain du congélo et Madeleine ouvrit pour nous son fameux placard à confitures, car si elle ne cuisinait pas, nous l'avions toujours connue, même le poing levé, devant une marmite de confitures dont elle inventait de nouvelles variantes - parfois délicieuses, parfois plus contestables.
J'avais apporté trois caisses de champagne que j'avais obtenues au rabais après un week end passé sur un stand pour le compte d'un petit viticulteur méconnu lui-même en galère, qui soulevèrent des hourras d'enthousiasme parmi la joyeuse compagnie, qui, toute pétrie d'idéal révolutionnaire qu'elle était, n'en était pas moins amatrice de produits de luxe.
La soirée se passa autour de la cheminée, les trois qui avaient eu le courage de descendre sur la plage avaient rapporté une cargaison de coquillages que nous décortiquâmes devant le feu en discutant de rien, à travers les rires et les inévitables guitares des mecs qui jamais ne deviendraient des virtuoses.
Puis il y eut un silence. La vénérable horloge au fond de la salle cessa de battre, comme pour nous aider au recueillement. Un silence bienheureux, rendant les paroles soudain inutiles. L'exceptionnelle harmonie d'une assemblée qui se suffit à elle-même, si parfaite que le temps restait en suspendu aux flammes dorées, donnant aux visages une soudaine gravité.

pour Miletune, mot imposé: TRUBLION

pour Miletune, mot imposé: TRUBLION

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J
Un beau moment rempli d'une amicale nostalgie !
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J
Un texte poignant et bien mené, merci pour ces moments de partage...
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M
Beau et poignant. Une très fine analyse de ces fameux "chemins" de vie qu'on ne s'avouera jamais n'être que détours....<br /> Un cœur comme une horloge qui s'arrête de battre, c'est une bibliothèque qui flambe, alors merci de sauver les souvenirs passeports pour la vie éternellement partagée...
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A
On s'aperçoit plus tard, trop tard? que ces chemins ne sont que des détours...<br /> Merci Mélanite d'avoir lu tout ça, tu vas finir avec une almanindigestion :))
S
Je viens de tremper en douce mon doigt dans la confiture de Madeleine ...Chut, je crois qu'elle m'a pas vue et puis ...........elle s'en fiche je crois, ça la fera plutôt rire !<br /> <br /> Des moments comme ceux-là laissent un parfum de fleurs éternel dans notre beau grenier intérieur !!!<br /> <br /> Qu'on soit ado, adulte ou vieillard, ils sont .........le nectar de la vie, par leur authenticité, mêlée de toutes les senteurs et émotions de l'instant, comme un bouquet sauvage qui émerveille !<br /> <br /> Ton histoire sent le bois qu'on aime caresser de la main, des larmes de joie dans les yeux ............MERCI, c'est tellement beau !!!!!!!!<br /> <br /> Bise-yourte : sabine
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A
Merci Sabine
I
Quelques soient ce que nous avons vécu, ton texte vient nous rappeler ces souvenirs nostalgiques de cette jeunesse insouciante et heureuse, passée si vite et enfouis à jamais au plus profond de notre âme !... Un très beau récit.
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A
Merci Katia :)
I
Je corrige, "Quel que soit"
C
Un beau texte, qui donne l'impression de recueillir des sentiments vécus, et des temps d'amitié qui ont vraiment compté - et comptent encore, sans doute.
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A
Ce sont des moments où le temps s'arrête, et forcément toujours un peu de vécu dans ce que l'on écrit, non? Merci Carole
P
L’adolescence et ses merveilleux instants<br /> se balançant entre l'enfance que l'on veut quitter<br /> et l'age adulte dans le quel nous ne voulons pas encore entrer.<br /> <br /> Rien faire<br /> Rien ne bouge vu de l' extérieur<br /> mais cela ne veut pas dire que ça ne bouge pas de l’intérieur ;-)
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A
Cette bande là n'avait pas vraiment envie de rentrer dans l'âge adulte, je crois:))
P
Ce que j'apprécie beaucoup dans tes récits ce sont ces moments si simples et pourtant si riches de tout ce qui ne se raconte pas.<br /> Aux lecteurs de s'approprier ce temps et tes personnages dans ce temps.
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A
Ce sont ces moments là les plus importants dans une vie, en tout cas à mes yeux, que le récit soit empreint de tristesse ou non d'ailleurs. Merci d'avoir vu ça, Polly;)
M
...une soudaine gravité aux visages...<br /> Peut-être la prise de conscience du temps du bonheur, qui s'échappe, inexorablement. <br /> Ah Madeleine ! Comme j'aimerais l'avoir connue !<br /> Bon dimanche Alma
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A
Ou la prise de conscience du temps qui passe tout court...<br /> Merci Louv' (tu resteras Louv' pour moi!)
P
Souvenirs ou issue de ton imagination, c'est une jolie histoire pour arriver à cet instant ou le temps a suspendu son vol (si je puis dire). C'est vraiment bien raconté, et il en ressort de jolies émotions d'amitiés qui ont traversé le temps, les rêves, les espoirs...<br /> Merci pour ce moment à te lire.<br /> Je te souhaite une belle fin de soirée Alma.
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A
Aucune importance Pascale :))
P
Oups désolée, je n'avais pas vu. J'avoue que je lis rarement les commentaires précédents, ils ont forcément tendance à nous influencer ensuite, et je n'aime pas ça ;-)<br /> mais du coup je t'ai fait répéter ;-(<br /> Bonne journée Alma
A
Un peu les deux ainsi que je l'ai dit à Cathy, merci Pascale.
C
Un merveilleux moment de temps suspendu, et où l'on se demande bien de quel côté du miroir on se trouve. Un vrai souvenir ??? ;-)
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C
Oui c'est vrai... je suis d'accord... Je t'image bien dans cette situation en tout cas. Belle soirée à toi.
A
Il y a forcément un peu de vécu -plus ou moins- dans chacun de nos textes, qu'en pense-tu?