Les jeudis de Louise

Publié le par almanito

Lorsqu' en s'éveillant le jeudi matin, Louise trouvait sa petite jupe plissée disposée sur la chaise près de son lit, elle savait qu'elle passerait la journée chez dame Paneraud. Paneraud A- U- D précisait toujours la dame en question, ex habituée des trottoirs malfamés de Bordeaux, reconvertie, par la grâce généreuse d'un admirateur, en tenancière respectable de la brasserie principale d' une grosse bourgade du sud-ouest.
"Tu mettras un des gilets de Magali, hein, chérie, le rouge ou le bleu, comme tu veux, mais pas un de tous les jours" recommandait Jeanne depuis la cuisine.
Magali, c'était la "dame de la laine", celle qui vendait de grosses pelotes moelleuses qui s'entassaient par couleurs sur les hautes étagères d'une boutique où l'on tenait à peine à deux personnes. Il fallait descendre quatre marches pour entrer, la porte était toujours ouverte pour laisser pénétrer la lumière dans la pièce, mais Louise la refermait pour le plaisir d'entendre chanter son carillon. "laisse la porte ouverte, petite" disais Magali en posant son ouvrage tendu entre deux longues aiguilles comme des voiles de bateau à demi hissées. Eté comme hiver, un carré de gaze vaporeuse invariablement beigeasse -la gamine croyait qu'il s'agissait d'un vieux bas - entourait son cou goitreux et ses pieds étaient chaussés de feutrine noire comme on les portait autrefois dans les campagnes. Louise pensait qu'elle ressemblait à une petite souris parce qu'elle vivait dans cette petite boutique en retrait du passage et ne faisait pas de bruit.
Jeanne la parisienne s'ennuyait un peu dans ce trou perdu où l'usine et l'école fermaient pendant les matchs de rugby ou en période de corridas, grands évènements locaux qui, aussi vite que quelques années plus tôt l'imminence de bombardements, vidaient les rues de leur population. Aussi entretenait-elle soigneusement d'amicales relations avec les rares personnes du village, dont la toute grise Magali, comme elle allergiques aux réjouissances assorties à "des pratiques de brutes".
Il y avait aussi madame Tardouni, la voisine qui ne sortait jamais de sa petite maison blottie sous les arbres depuis qu'elle avait échoué dans cette région dite des Landes noires où ne poussaient guère que les bruyères et les pins artificiellement implantés pour arrêter la progression des sables, lorsqu'elle avait dû fuir l'Algérie.
A l'arrivée de Jeanne, elle posait la cafetière italienne au centre de la table et sortait les petits gâteaux secs. C'était une petite femme boulotte aux yeux humides perdus sous un amas de boucles brunes en désordre. Lui restait assis, tête baissée, à contempler ses grosses mains d'ouvrier désormais inactives étalées sur la toile cirée. Leur petit garçon après une pneumonie mal soignée dormait au cimetière. Madame Tardouni attirait Louise près d'elle "mets-toi un peu en arrière" lui demandait-elle gentiment en s'emparant de sa menotte, " voilà, reste comme ça, ma chérie, j'aurai un l'impression de tenir la main de mon petit Jean encore un peu...oui, encore un peu..." Louise était triste pour ces pauvres gens, elle "remplaçait le petit mort" avec toute sa bonne volonté, le coeur sincèrement bouleversé. Mais arrivait le moment où ses jambes, aussi bien la droite que la gauche sur lesquelles elle s'efforçait de reporter alternativement le poids de son corps, n'en pouvaient plus de rester immobiles. A force de regards désespérés, Jeanne finissait par intervenir: "si tu as envie de faire pipi, Louise, tu sais où c'est.." Et Louise filait gaiment s'ébrouer dans le jardin en essuyant sa main encore humide de la longue étreinte contre sa jupe, oubliant les larmes et le pauvre petit Jean sous la dalle froide du cimetière.
Enfin l'épicière en bordure de la nationale complétait le lot des originales n'aimant ni le ballon ovale ni les banderilles. Louise adorait le petit magasin au sol parqueté de bois brut lessivé à grande eau chaque matin et qui ne séchait jamais complètement. Madame Lasserre portait une blouse blanche très professionnelle, à laquelle elle assortissait la couleur de ses espadrilles. Elle avait une façon de prononcer chaque lettre d'une voix grave en plus de son accent gascon rugueux que Louise s'amusait à imiter dans la cour de récré à l'école et qui lui valait un franc succès.
La principale attraction du magasin aux yeux de Louise, était la vieille balance Roberval, avec ses plateaux bosselés et son aiguille de justice plantée au milieu. La fillette aimait manipuler les poids, avec une prédilection pour les tout petits, si mignons et plus brillants que les gros, noircis à force de servir. Elle flânait entre les cageots entreposés à même le sol par les maraîchers du coin, fauchait par ci une carotte, par là une pomme clocharde qu'elle croquait entre les salades encore perlées de rosée.
Parfois la matinée s'écoulait en papotages. Jeanne aimait bien madame Lasserre qui avait le sens de l'humour et partageait ses convictions politiques. Monsieur Lasserre, dans son éternelle blouse grise osait alors une apparition réprobatrice bien que muette, saluait Jeanne en effleurant d'un doigt le bêret basque qui ne quittait jamais son crâne et retournait à son match aussi vite. "Je m'en vais, je m'en vais" disait Jeanne en faisant mine de partir, qui reposait ses fesses sur le coin du comptoir sitôt que le bonhomme avait disparu.

(texte en 2 parties, suivi des bouchons de monsieur Henri pour Miletune)

Les jeudis de Louise
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É
Bonjour Almanito. J'adore ! Ma grand-mère était épicière et il y avait de tout dans son épicerie, y compris des bandes dessinées. Mais ce dont je me souviens c'est de l'odeur du café qu'elle torréfiait dans une machine puis mettait en sachets...
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A
Tu devrais nous raconter ça dans un texte, je sens d'ici le parfum du café de ta grand-mère:)
P
Coucou,<br /> Ben pourtant j'avais laissé un petit mot sur ton article...<br /> Là, je suis parvenue à lire et en plus j'ai tout compris, les souvenirs, les émotions...<br /> Bon un peu rude, mais je commence à m'habituer ;-)<br /> Bonne soirée Alma
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A
non t'inquiète:)
P
Aurais-je écris des bitises sans m'en rendre compte ?<br /> Bonne journée Alma. Bise
A
J'ai tout supprimé, ton com' et ma réponse....c'est mieux comme ça pour toi et pour moi :)) Allez bise Pascale et merci d'être revenue
E
waouh quels beaux personnages, tellement vivants dans leurs décors si précis !
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P
La petite Louise à nouveau ici, quel plaisir et comme elle est patiente! J'attends donc la suite de la tournée des magasins tels qu'ils etaient dans mon enfance. A l'épicerie j'ai eu Rosine! Ah! Rosine si pâle et si douce derriere son comptoir de fromage.
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A
C'est exactement ça, la tournée des magasins qui s'achèvera dans une brasserie, grenadine pour tout le monde!<br /> Tiens tu devrais nous raconter ta Rosine des fromages et les autres, pourquoi pas?
E
Je trouve Louise bien patiente et bien gentille de rester immobile pour devenir une sorte d'enfant de substitution pour ces pauvres gens qui ont perdu leur enfant...
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A
C'est assez cruel mais Louise apprend la vie...
C
J'aime la façon dont tu décris les gens et les lieux, ça foisonne de détails, de bruits et d'odeurs ! Ah les petits pois de 1g, 2g, 5g !!! Moi je les utilisais chez le grainetier où je travaillais, pour remplir les petits sachets de graines de légumes ! <br /> Belle soirée, bisous !<br /> Cathy
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A
Louise aurait pensé que tu avais bien de la chance de pouvoir jouer avec toute la journée! <br /> Merci Cathy
C
C'est tout plein de souvenirs, d'images et de senteurs que cette histoire dans laquelle on peut se retrouver. J'aimais bien aussi les petits poids de la balance mais as-tu remarqué que ce sont toujours ceux-là qui sont perdus ? Des espadrilles blanches ? Non, j'en ai jamais vu !<br /> En tout cas c'est beau et bien écrit, j'attends la suite.
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A
J'étais partie pour écrire une histoire autour d'une illustration proposée par Miletune et je me suis un peu égarée mais la suite correspondra au sujet du site. Les petits poids s'égaraient certainement parce que de petites mains s'en emparaient :). Espadrilles blanches, je t'en envoie dès que la belle saison les verra réapparaitre.