Pension Péchut

Publié le par almanito

La pension de famille Péchut, située au 3 de la rue Turbigo, n'était pas, loin s'en faut, un lieu de réjouissances familiales, contrairement à ce que l'on pourrait croire,  mais on y était correctement nourri et logé, pour peu que l'on paya à terme son loyer.
La mère Péchut menait la baraque et ses hôtes au gré de ses exigences qui n'étaient pas nombreuses: il suffisait d'arriver à l'heure aux repas et de regagner sa chambre à 22 heures tapantes, faute de quoi le malheureux qui enfreignait la règle se voyait contraint de dormir à la belle étoile, la porte d'entrée ne s'ouvrant qu'entre 6 heures du matin et donc 22 heures.
La demi douzaine de personnes qui vivaient sous son toit s'y soumettaient sans mal du fait que tous ou presque avaient passé l'âge des fredaines et que leurs maigres émoluments les privaient de fantaisies dont d'ailleurs ils n'avaient même pas le souci.
Petites vies ternes d'employés de bureau, voyageurs de commerce en galère, retraités ou commerçants désargentés constituaient le fond de clientèle de la pension.
De ce florilège de tout ce qu'un tel endroit peut compter de personnages  incolores,  anonymes et sans histoires, les inimitiés et les jalousies allaient bon train, sous couvert de convenances et de sourires hypocrites, les petites vacheries et les sous entendus marmonnés entre les dents flottaient dans les couloirs et au-dessus du gratin de macaroni du dîner.
A la place d'honneur face à la maîtresse de maison, le colonel Beaufront, médaillé de toutes les guerres ou à peu près, longue carcasse décharnée faisant mentir un appétit de morfal, ponctuel et tatillon, veuf depuis plus de 30 ans et pensionnaire depuis quasiment autant d'années se faisait fort, en qualité de plus ancien, de remettre en place les nouveaux. Ainsi s'était-il attiré la haine de madame Frelot, quadragénaire délaissée par un époux volage qui à en juger par son vestiaire avait connu de meilleurs jours, qui elle-même était jalousée par la demoiselle Depuis, employée des postes montée à Paris pour y chercher chaussure à son pied et qui découvrait à son grand désespoir que le cuir parisien équivalait celui de sa campagne natale, elle-même détestée par ....etc, etc.
Ajoutez à ce tableau morose  mademoiselle Corneille, vieille fille acariâtre dont l'allure générale évoquait à merveille l'oiseau peu amène dont elle portait le nom. On chuchotait entre deux portes qu'elle avait tué son compagnon et qu'elle sortait de prison après révision, pour dieu sait quelle raison, de son procès.
Son arrivée au sein du groupe solidarisa les autres durant quelques temps contre elle, puis les rumeurs  se tassèrent d'elles-même, faute d'ingrédients probants à se mettre sous la dent.  Mais sa présence dans une pièce jetait néanmoins toujours un froid dans l'assemblée et le jour où elle rentra d'une escapade  Solognote  chez de vagues cousins, brandissant  fièrement et pour une fois en souriant, un plein panier de champignons fleurant bon l'humus des sous-bois, ce ne fut pas un souffle froid qui parcourut les échines lasses des pensionnaires, mais tout le Groenland qui s'abattit d'un bloc entre les murs tapissés de fleurettes fanées depuis des lustres de la maison Péchut.
Le colonel, toujours prompt à l'esquive prétexta une maladie de foie contractée autrefois Indochine, madame Frelot déclara qu'elle n'aimait pas les champignons, un autre, plus courageux, avoua se méfier, monsieur Clarasson pour sa part dit qu'il sortait justement ce soir là et qu'à son grand regret... etc.
On laissa la vieille Corneille becqueter seule ses champignons, et les rares convives qui étaient restés la regardèrent sournoisement engloutir  avec gourmandise la platée qu'elle avait elle-même fait rissoler dans le beurre et l'ail persillé,  en guettant les premières apparitions d'un malaise... Qui ne vint pas.
On regretta d'avoir si bêtement raté le plat de roi et chacun battit sa culpe dans son coin: ne s'était-on pas hâté de si mal juger cette pauvre femme qui de si bon coeur avait voulu partager la sublime cueillette automnale, et chacun se promit à l'avenir d'amender son comportement envers elle.
De son côté, la vieille garce, repue et satisfaite, se complimenta encore longtemps d'avoir si bien manipulé son monde qu'elle n'eut pas à partager son fricot exceptionnel.


 

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É
Bonjour Almanito. Un texte succulent. Je me méfie des chamignons et n'en ramasse jamais. Bon après midi !
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M
Si bien écrit !...j'hésite entre du Zola et la pension qui ouvre les 24 h de la vie d'une femme de Zweig...dans ces cas-là pas de doute : c'est de l'Alma !<br /> Oooh la s...acripante avec ses champignons, hihihihi !
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A
ça y est, je ne rentre plus ni dans mon chapeau ni dans mes Louboutins... Pfff!
I
La vie de "famille" que l'on peut tout à fait ressentir dans le présent. Ta description de ces différents personnages est admirable et tellement réaliste qu'on s'y croirait :)
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A
Merci katia :)
J
Une pension de famille modeste de l'ancienne époque si bien dessinée avec tes traits de crayons précis, une étude de personnages pittoresques et truculents comme de grands romanciers comme toi savent si bien les décrire. Un plaisir ! Alma, quel talent !!!
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A
J'apprécie ta gentillesse, Jack mais je suis seulement une tite bonne femme qui écrit et qui s'amuse beaucoup sur son blog;)
P
Pas tout à fait, mais presque du Balzac avec ta note très particulière de la méchanceté ordinaire.<br /> Pour Balzac relire le père Goriot et sa si fastidieuse description de la pension Vauquer. (je déteste les digressions sans fin d'Honoré mais j'en aime sa lucidité sur la condition humaine).
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A
Disons alors que ce n'est pas la même lecture. On lit Balzac pour connaitre une histoire et Flaubert pour déguster l'écriture ;)
P
Ah! Flaubert! Tu me tues. L'écriture inspirée d'une très belle plume. .. euh! Quel ennui! Mais quel talent! J'adorais faire l'analyse des passages.. je n'ai jamais pu investir le moindre personnage et c'est le grand manque pour moi chez Flaubert. Aucune empathie ne se soulevait chez moi pour l'un d'eux sauf peut être pour la Félicité d'un coeur simple. Quant à Balzac, je comprends fort bien ton isolement, je sautais à deux yeux sur ses longueurs descriptives et je captais intensément la moindre émotion. Ah! Les illusions perdues...bisous chère lectri
A
Balzanito ais-je répondu en toute simplicité à un com' sur Miletune :)) <br /> <br /> Balzac, je l'ai quasiment tout lu un été où je restais à Paris. Je m'étais fait des vacances-lecture et ne sortais plus de ma chambre. Beau souvenir:) Mais à ce moment là on peut en dire autant des longues descriptions chez Flaubert, bien que l'écriture y soit incomparablement plus belle.
C
Je ne sais pourquoi ça me rappelle un livre que j'ai lu, ou un film que j'ai vu, il y a longtemps ! J'aime toujours autant ta façon d'écrire Alma, on s'y croirait ! Et bravo à Dominique aussi, quant à Marie-Pierre non elle n'a pas de blog, elle habite près de chez moi et nous nous voyons de temps en temps !<br /> Belle semaine, bisous !<br /> Cathy
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A
Les pensions de familles étaient nombreuses autrefois, toute la littérature fin XIX et début XX en regorge, il faut dire qu'elles avaient de quoi inspirer :))<br /> <br /> Bienvenue à Marie-Pierre alors, d'autant qu'elle est ton amie.
C
A malins maline et demie ! Jolie chute après une belle entrée en matière ....visiblement, au 3 rue Turbigot on ne lésine pas sur la lésine. Une adresse a éviter absolument !<br /> Faire court pour les lecteurs est un désir louable, mais on prend le risque que, mis en appétit ils réclament quelques paragraphes en plus.... :)
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A
C'est tout le problème des blogs, je crois: on est tentés d'écrire en fonction des lecteurs. J'aurais naturellement tendance à m'étaler, ce qui n'est pas forcément mieux car l'apprentie que je suis ne tient pas toujours la route en qualité sur un texte long... Il me faudrait plus de temps pour "laisser tremper" mes textes au lieu de publier dans l'urgence.<br /> Merci Carnets, je prends note en tout cas.
L
je viens de passer un moment très agréable a vous lire ainsi que Dominique! !! très drôle <br /> Amitiés et bonne fin de journée , ici au soleil en Normandie ce qui est rare donc a noter <br /> Marie-Pierre
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A
Merci Laouen-Marie-Pierre, pas de blog où l'on peut vous lire?<br /> <br /> Le commentaire qui ne manque pas de piquant de Dominique serait à rajouter à l'histoire si un jour j'ai le courage de le retravailler... <br /> <br /> J'ai toujours eu la chance de voir le soleil à chaque fois que je suis allée en Normandie alors je ne peux croire qu'il y soit rare :)
D
Très bien l'ambiance, on 'sy croirait ! je vois d'ici le papier à fleurs brunes sur fond vert foncé, l'odeur de vieux tabac mélangée à celle de renfermé, et les escaliers qui s'affolent en grinçant, quand le soir tout le monde les piétine lourdement pour aller s'enfermer chez soi. L'odeur de la soupe au chou-fleur de la veille qui envahit l'atmosphère, n'a pas encore eu le temps de remplacer celle du jour, aux lentilles, et c'est sans oublier les vélléités du colonel Beaufront qui soupir en son for intérieur à l'idée de jouer à pince-fesse sur le joli postérieur de la demoiselle des postes, idée qui la "chapote" jusque dans son lit et au-delà, telle une épée de Damoclès. Pauvre enfant, décidément les chaussures à Paris étaient pire que les sabots de sa campagne ! Voilà un paysage de la mi-XXème siècle que j'imagine parfaitement, d'ailleurs en lisant ton texte, il me semblait y être ! :D
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A
Ha si tu le permets un de ces jours je refondrai ce texte en ajoutant ta participation car en effet tout ce descriptif joyeux fait défaut :))) (J'essaie de faire court par compassion pour mes lecteurs)<br /> <br /> Merci Dominique