Le Noël de l'usine
C'était un peu une obligation que d'assister au Noël de l'usine, dans ce petit patelin au fin fond des Landes qui avait la chance de posséder l'unique entreprise faisant vivre la plupart des habitants de la région, faute de quoi l'on pouvait passer pour dédaigneux et fier, avait expliqué Hugo.
Jeanne qui ne ne s'accoutumait décidément pas aux habitudes de la campagne avait râlé, mais s'était finalement ralliée aux arguments de son compagnon, et avait accepté d'emmener Louise à cette fête tout en faisant remarquer d'une pointe d'amertume, et avec raison, que seuls les enfants d'ouvriers les plus pauvres auraient dû recevoir un cadeau de cette usine qui les rémunérait si mal toute l'année.
-Laisse tomber tes revendications et les meetings de la Place du Combat, avait dit Hugo, ici personne ne comprendrait et on te reprocherait encore de ne pas participer à la vie du village. Crois-moi, fais-toi belle et vas-y, en plus la gosse en meurt d'envie et rien n'est plus normal.
Elles étaient donc parties toutes les deux main dans la main le long de la départementale bordée de petites maisons simples jusqu'au cinéma dont les grandes portes aux décorations tarabiscotées et mystérieuses aux yeux de Louise, n'ouvraient que trois ou quatre fois l'an, à l'occasion d'un grand film ou d'une fête spéciale.
Louise, élevée à la sauvage au milieu des pins et des ajoncs n'avait guère eu jusque là l'occasion de voir une telle foule rassemblée dans un local qui, bien que de taille modeste, lui parut immense. Le brouhaha, la chaleur et les lumières violentes la surprirent désagréablement, sa tête tourna un peu. Des gamins de tous âges gambadaient dans les allées en hurlant encore plus fort que la musique, des vêtements s'amoncelaient sur les bras des fauteuils et jusque sur le sol, les gens s'apostrophaient et les étoiles au plafond tournoyaient de mille feux au bout de leurs fils. A voir le visage fermé et pâle de Jeanne, Louise comprit qu'il était inutile de déclarer qu'elle avait soif et trop chaud et encore moins de demander à sortir.
Enfin le spectacle commença, il y eut un jongleur dont Louise se promit d'imiter les prouesses sitôt rentrée à la maison, des clowns, des acrobates à l'échine aussi souple que le roseau de la fable, et une dame qui s'efforçait de faire passer un malheureux caniche nain à travers une série de cerceaux de plus en plus petits, numéro idiot et plein de cruauté, jugea t-elle en serrant les lèvres de mépris.
Puis un groupe d'enfants monta sur scène et entonna "petit papa Noël" et toute la salle reprit en choeur le refrain. Louise qui ne connaissait ni l'air ni les paroles en fit autant, les joues et les yeux enfiévrées d'enthousiasme, avec quelques secondes de retard sur les autres, mais vociférant tout autant.
-Pitié, implora Jeanne aux premières loges de la cacophonie en couvrant ses oreilles de ses mains. Louise déçue, s'arrêta et Jeanne en voyant la mine dépitée de sa fille lui glissa à l'oreille qu'elle lui en apprendrait une bien plus belle. Puis tout bas, rien que pour elle....: "Debout, les damnés de la terre, Debout, les forçats de la faim..." ...Tu verras, je t'expliquerai ajouta t-elle dans un grand sourire.
Enfin Louise avait eu son cadeau et dit gentiment merci au vieux monsieur Noël comme chaque enfant. C'était une poupée blonde aux yeux bleus que l'on pouvait admirer sous la cellophane bordée d'une ganse rose. Elle serait pour Maria, sa petite camarade arrivée d'Espagne quelques mois auparavant et dont le papa ne travaillait pas à l'usine, Jeanne et Louise l'avaient décidé d'un commun accord.
Le soir commençait à tomber lorsqu'elles sortirent de la salle. La mère et la fille rentrèrent en fredonnant le refrain de l'Internationale, rythmée par leurs pas vindicatifs.
Et Jeanne chantait le long du chemin, elle avait l'air si jeune, elle souriait et son regard se perdait dans un passé que Louise devinait sans rien en savoir.
Ravie, Louise déclara qu'elle la chanterait à son papa dès son arrivée à la maison.
-C'est ça, avait répondu Jeanne, en éclatant de rire et pas mécontente du tout, tu vas donner des insomnies à ton père, il va être content de savoir qu'on vous a appris ça au Noël de l'usine!
Sujet semaine 51/2016 - Mil et une, atelier d'écriture en ligne
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