La passante
Elle a les traits harmonieux des femmes du sud, pas ceux tout en courbes douces que l'on prête aux madones mais ceux, rudes et nobles, des gens de montagne, cuivrés de soleil, creusés au grand air, dont elle a gardé le parlé, aussi rocailleux que la terre où elle est née.
Le matin elle longe le cours, regarde les vitrines, s'intéresse aux changements dans les étalages, sourit de la fantaisie d'un commerçant, s'emballe sur les couleurs, et finit par s'arrêter devant la boutique des pierres. Pierres chaudes des ocres de Porto, les vertes d'Orezza traversées de veines fines, corsites ombrées "d'oeils" qui portent bonheur, diorites noires, sombres et brillantes comme un ciel de nuit, taillées en forme de billes, de pyramides, montées en pendentifs, en bracelets dont les formes audacieuses l'enchantent et enfin le corail rouge vif, mains de Fatma qui protègent les bébés, étoiles de sang, perles rutilantes ou coraux simplement laissés sous leur forme naturelle de petits arbres marins.Elle adresse un salut discret à l'homme au fond de la boutique penché sur son ouvrage, loupe fixée à l'oeil, avant de poursuivre son parcours.
Le marché tire à sa fin, elle passe devant les étals qu'elle connait par coeur, n'achète rien, va s'asseoir sur un banc un peu à l'écart pour ne pas gêner les commerçants qui remballent les marchandises. Les cageots de légumes et de fruits discrètement mis à disposition des sdf dès le matin sont vides et jetés dans les conteneurs, on charge activement les camions, certains chantent, d'autres discutent, on replie les parasols, les pigeons qui ont ripaillé toute la matinée entre les bastelles et les baquets remplis d'olives affolés de tout ce remue-ménage se réfugient sur les branches du jacaranda en fleur et déjà balais et jets d'eau arrivent qui vont nettoyer la place.
Un homme s'assied près d'elle, lui tend ouverte une poche de papier arrondie de medjools dodues qu'elle accepte volontiers. Ses yeux sont un peu rouges, c'est le moment qu'elle redoute, quand la place se vide et qu'elle va se retrouver seule. "Je me demande si ma fille sera rentrée...sinon j'attendrais car j'ai oublié les clefs..." dit-elle en faisant mine de les chercher dans son sac à main en cuir. Puis elle renonce, pourquoi a t-elle dit cela, elle sait bien que la porte reste ouverte depuis qu'elle les perd régulièrement... "Je vais tout de même aller voir si ma fille est là, au revoir monsieur et merci pour les dattes". Elle parle joliment, comme autrefois, quand on n'avalait pas la moitié des mots que l'on prononçait soigneusement sans oublier de rouler doucement les R dans un bruissement de cailloux dévalant la pente aride.
L'après-midi, elle rejoint la brochette de vieux qui rissolent à petit feu sous le soleil ombragé des poivriers, salue d'une légère inclination de la tête, intimidée, s'installe légèrement en retrait sur le bout du banc. Une dizaine de femmes pour deux hommes qui mènent fièrement la conversation jusqu'au moment où ils se laissent aller à un bienheureux roupillon, double-menton écrasé sur leur poitrine décharnée, mains ouvertes avec confiance. Les femmes peuvent alors y aller de leurs ragots et passer en revue d'innocents quidams qui feront l'objet d'observations peu amènes. Elle écoute, ne prend jamais part à la conversation, sourit vaguement quand les autres gloussent. Trop différente dans sa tenue soignée d'une sobre élégance, si elle est acceptée, elle n'est pas intégrée et ne le souhaite pas. Ses cheveux blancs, courts et bien coupés, le vernis incolore de ses ongles et son visage sans fard à eux seuls la maintiennent hors du cadre de cette cohorte de vieilles peinturlurées dont les codes de l'élégance se déclinent en tristes paillettes et bijoux clinquants.
Elle, n'a pas peur de vieillir. Tout ce qu'elle craint, c'est le moment où le soleil va roussir le ciel et les oiseaux cesser leurs chants, quand les mamans vont récupérer les petits hurlants, que François à la buvette va ranger les chaises et fermer les volets du kiosque et que les lumières du petit manège vont s'éteindre dans le silence.
Alors, pour s'éviter le spectacle des rues désertes, elle se lève, son regard clair un peu troublé, et part la première:"mesdames, bona sera, je dois rejoindre ma fille qui est certainement rentrée à cette heure tardive"...