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Le violon de Gaby, histoire complète

Publié le par almanito

 

- Arrête un peu de me faire parler de ton grand-père, Lola! Tu sais il n'était pas le grand homme que tu imagines. Arrête de rêver et d'en faire un héros romantique et je ne sais quoi de merveilleux, je te l'ai déjà dit, il avait de bons côtés mais aussi de foutus quarts d'heure. Et quand je parle de foutus quarts d'heure, ce n'est qu'une façon de parler. On pourrait mieux dire qu'entre ses crises de folie, il lui arrivait parfois d'avoir un éclair de bon sens et de gentillesse....
Bon, ça, c'est ce que ta mère souhaiterait que je te dise, à propos de lui. Ta mère n'a jamais rien compris, la pauvre. Sans vouloir te faire de peine, ma chérie, je peux bien te l'avouer: quand mon seul fils a épousé ta coincée de bourgeoise de mère ... tu es assez grande pour que je te le dise maintenant, eh bien j'ai cru en mourir de chagrin!
Allez, viens là que j'te raconte."

Lola se pelotonne contre Gaby sur le vieux canapé aux ramages fanés. Elle a placé un petit pouf sous les jambes enflées de sa grand-mère, souhaitant que Gaby, au mieux de son confort raconte, raconte encore et encore.
- Alors voilà. Herbert était comme tu le sais, un artiste. Un grand artiste peintre, largement supérieur à certains dont on parle tant de nos jours. Tu ne peux pas t'en rendre compte d'après le peu de toiles que tu connais de lui et qui sont loin d'être les meilleures, mais il était vraiment un très très grand.
Il faut que tu saches qu'il n'était pas un méchant homme. Ses colères, ses accès de violence, tout ça, c'était dû aux souffrances qu'il avait endurées pendant sa jeunesse. Imagine ça: il avait vingt ans à la fin de la guerre. Vingt ans et il avait déjà vu ce que l'humanité porte en elle de plus barbare. C'est comme ça que je l'ai connu, tu le sais, on l'a caché pendant trois ans chez nous. A la libération, il n'avait plus de famille et il est resté avec nous.
Que voulais-tu qu'il arrivât? On est tombés amoureux l'un de l'autre et on ne s'est plus quittés.... ou presque.
A la Libération, on est partis s'installer en banlieue. C'était une idée d'Herbert. Il disait que la lumière lui convenait mieux, et puis le calme, aussi, il en avait besoin... C'est là qu'il a réalisé ses meilleures toiles, oui...ça a été sa meilleure période, il faisait du Réalisme Fantastique, tu vois, pour te donner une idée, c'était un peu dans le genre de ce que fait maintenant celui que tu aimes bien...mais en mieux, beaucoup mieux...
- Rob Gonsalves?
- Voui, tiens au fait, tu emporteras "Cent ans de solitude" en partant, il est temps que tu le lises... J'en étais où? Oui, ça a été sa meilleure période. On était bien. Ton grand-père peignait et je m'occupais des antiquailles au Palais Royal. Heureusement qu'on l'avait, cette boutique, sinon, je crois qu'on aurait crevé de faim toute notre vie. Parce que j'avais beau avoir des relations et toutes les facilités pour le faire exposer dans des galeries prestigieuses, les acheteurs ne se pressaient pas devant la porte. En plus, la plupart du temps, Herbert refusait de se séparer de ses meilleures toiles...enfin, je suis bien arrivée à le faire céder sur quelques- unes mais j'avais compris qu'il ne fallait pas compter sur lui pour faire bouillir la marmite, comme on dit chez ta mère...

Tout à commencé à aller mal en fait quand cette foutue boutique a brûlé. Vu ce qui s'est passé plus tard, beaucoup ont dit que c'était Herbert lui-même qui avait mis le feu. C'était des foutaises, je n'y ai jamais cru, mais tu sais comment sont les gens.. surtout avec les artistes.... Bref, on était ruinés. Pour achever le tout, ton grand-père qui avait un petit penchant pour la bouteille a éclusé le peu que nous avions de côté dans les bars. Il était si sensible, comprends-tu... cette histoire l'avait beaucoup perturbé quand la rumeur l'avait si injustement accusé....Enfin, pour te résumer, les choses allaient de mal en pis. Le manque d'argent, l'alcool qui s'ajoutait à nos problèmes, on a commencé à se disputer. Des scènes terribles. Ce n'était pas sa faute. Un jour, - tu savais qu'il jouait très bien du violon? - eh bien un jour, il me l'a cassé sur la tête. Tiens, regarde, c'est marrant j'en ai encore les traces sur le haut du crâne. T'as vu? la cicatrice fait le dessin d'un petit violon stylisé... Et puis à côté de ça il avait des périodes de calme où il redevenait l'homme que j'aimais.... Attentionné, tendre et drôle. Tu dois te dire qu'il était fou et mauvais, mais non, je t' assure qu'il n'était ni l'un ni l'autre. Juste un homme qui en avait trop vu dans sa jeunesse. Tu sais que ses parents ont été emmenés sous ses yeux, n'est- ce pas, il s'en est toujours voulu de n'avoir rien fait. Mais qu'aurait-il pu faire, pauvre gosse qu'il était, à part se laisser embarquer comme les autres?.... Oui.... il avait des accès de violence.... pas de sa faute...
Et puis un jour est arrivé ce que ta mère a dû te raconter à sa façon. Après une dispute, j'ai dit que je partais, que je ne voulais plus le voir. Je voulais qu'il réfléchisse, tu comprends.
Mais il était trop en colère, il a amassé toutes ses toiles dans le salon et a mis le feu. C'est comme ça que la maison a cramé. Toute entière. Et le vieux jardinier - Firmin, il s'appelait - qui cuvait son vin dans le cellier a brûlé dans son sommeil d'ivrogne. Je ne sais pas ce que ta mère t'a raconté à ce sujet, mais je n'étais évidemment pas la maîtresse de ce pauvre homme et ton grand-père n'a pas mis le feu pour évincer un rival qui n'a jamais existé, je voulais que tu le saches.
Tu connais la suite. Herbert s'est retrouvé en prison et quelques jours après, il s'est pendu dans sa cellule. Voilà. Sur le mur, il avait dessiné un portrait de moi à l'aide d'une cuillère et juste à côté, un petit dessin stylisé souligné du mot "Pardon".
Drôle d'histoire, hein? Tu y repenseras parfois, au cours de ta vie, et tu verras, tu comprendras un jour que non, il n'était pas un monstre, ton pauvre grand-père

 

Gaby se tut et jeta un oeil au réveil en métal monté sur pivot, summum de la modernité datant du début de l'autre siècle, avec ses aiguilles fluorescentes, qui était posé sur le guéridon près d'elle.

-Dis-donc ma belle, tu as vu l'heure qu'il est? Va vite te coucher, si ta mère voyait que je te fais veiller jusqu'à pas d'heure...

Lola, encore songeuse ne bougea pas d'un pouce.

-Raconte encore Gaby, dis-moi comment vous avez trouvé Herbert...

-Comme je te l'ai dit, Herbert avait assisté de loin au départ de ses parents quand les flics sont venus les chercher. Il revenait de l'épicerie où il avait tenté de trouver un peu de ravitaillement, il a vu qu'on les poussait de force à s'engouffrer dans une voiture, il a vu qu'on avait tapé sur son père, parce qu'il avait une blessure à la tempe dont le sang dégoulinait sur sa joue. Sa maman avait une petite valise de toile grise à la main et sa robe d'été... C'est la dernière image qu'il a gardée d'eux.....
Herbert s'est caché dans la pénombre de l'encoignure d'une porte cochère, la voiture est passée en trombe devant lui et il est resté là, pétrifié, un long moment.
Quand le calme est revenu dans la rue, il s'est faufilé chez lui. Il savait que ce n'était pas raisonnable, mais c'était plus fort que lui, il avait besoin de voir, tu comprends, que tout ce qui venait de se passer était vrai.

L'appartement était saccagé. L'argent que sa mère laissait dans une petite boîte en faïence sur l'étagère avait disparu, ainsi que ses bijoux. Les lits étaient défaits, les matelas retournés, toutes leurs affaires étaient éparpillées sur le sol... Son violon avait disparu, lui aussi, mais va savoir pourquoi, alors qu'il se souvenait parfaitement l'avoir laissé sur le sol, adossé à la grande armoire, il a passé sa main sur le dessus du meuble...
Tout en continuant, Gaby illustrait le geste hésitant de la main qui tâtonnait sur le dessus de la haute armoire. Lola sourit doucement, devinant la suite, voulant y croire.

-Le violon était sagement posé à plat dans sa gaine de cuir .... Son père, sans doute, en entendant les autres arriver, avait eu l'idée de planquer là, le violon de son fils! Et Herbert était allé tout droit le chercher là, instinctivement!

-Un peu comme de la télépathie, dit Lola songeuse....
Un peu ça, si tu veux. Il y a parfois tant d'amour entre les êtres, tant de complicité! Herbert m'a toujours dit qu'entre lui et son père, il n'y avait pas besoin de mots pour qu'ils se comprennent, mais dans des circonstances aussi terribles, tu te rends compte? Comment l'un a t-il pu penser avec une quasi certitude que l'autre saurait? ...... La vie, la vie et l'amour, ma Lola, tu verras...

Gaby se tut, les yeux perdus dans le lointain, un vague sourire aux lèvres. Lola se retint de serrer les doigts fins de sa grand-mère, refusant de s'immiscer dans un voyage qui n'était pas le sien, mais qu'elle aurait à vivre, elle aussi, à sa façon. Elle le pressentait avec une pointe d'angoisse mêlée de hâte.
Gaby revint à la réalité et passa sa main dans les cheveux de Lola.
-Ouais, où en étais-je? C'est quand enfin il a eu le violon entre ses mains qu'Herbert s'est écroulé. Je t'ai raconté les colères ravageuses qu'il était capable de faire, et ses coups de gueule, dont tout le monde parle encore dans la famille, comme si ce n'était que cela qui définissait cet homme, eh bien ce jour-là, il a poussé un hurlement, un rugissement épouvantable, qui a fait trembler les vieux murs de la maison et qu'on a entendu, parait-il, dans tout le quartier. Un truc à faire fuir les plus sauvages des animaux d'Afrique. Et puis il s'est effondré, et il a pleuré, pleuré, longtemps...

Lorsqu' Herbert fut calmé, la nuit commençait à tomber.

Il était à bout de forces et hésitait. Il n'avait pas envie de quitter ce qui lui restait du cocon familial, malgré le drame qui venait d'arriver, il s'y sentait protégé, mais il savait que désormais, il était dangereux d'y rester. La police se rendrait rapidement compte qu'un individu manquait au vu des papiers de ses parents et des hommes avaient peut-être déjà pour mission de revenir le chercher.
Les membres engourdis et la tête prise dans une sorte de torpeur, Herbert ne savait que faire. L'heure du couvre-feu approchant, quel secours trouverait-il dans la nuit? Et on ne manquerait pas de le remarquer, si jeune et seul dans les rues... D'un autre côté, rester comportait le risque d'être pris au piège...
Il fouilla un peu parmi les affaires éparpillées sur le sol en retenant les larmes qui à nouveau montaient au bord de ses paupières, songea qu'il devait réagir, vite, s'il ne voulait pas que le chagrin anéantisse sa volonté. Il ramassa un foulard de sa mère, en respira le parfum léger et le noua à son cou, puis décida de se glisser par la trappe accédant au dernier étage de l'immeuble. De là, il lui serait facile d'accéder au quartier voisin par les toits, ce qu'il faisait régulièrement autrefois, par jeu. En escaladant l'escalier en fer, lui sembla que cette époque de jeux et d'insouciance était déjà loin derrière lui.
Il patienta plusieurs heures, le dos calé à une cheminée, en attendant le lever du jour, puis il descendit dans la rue en passant par une maison tranquille n'ayant pas de concierge.

Tu te souviens, chérie, de ce restaurant où nous sommes allés manger des huîtres, pour l'anniversaire de ton père? Lola acquiesça, bien sûr, l'eau lui monta à la bouche à l'évocation de ce repas, Armand, le patron, les avait reçus à bras ouverts et leur avait offert en plus de l'île flottante à l'orange, une bourriche de belons à emporter.
Eh bien à l'époque, figure-toi que c'était un petit bistrot que nous fréquentions beaucoup. Ton arrière- grand-père était ami avec le patron. Lui, il s'appelait Yves, et Armand, que tu connais donc, est le petit-neveu d'Yves. On y mangeait déjà des huîtres et pendant la guerre, Yves, qui avait encore de la famille en Normandie et en Bretagne, partait là-bas régulièrement dans son camion à gazogène, pour le ravitaillement. Il devait un peu trafiquer au marché noir, c'est certain, mais tu sais, durant tout ce temps de disette, il a aussi bien dépanné, et sans leur prendre un sou ni même un ticket de rationnement, bien des familles démunies. A la libération, bien peu d'entre eux se sont levés pour le défendre quand on l'a accusé de trafic avec les Allemands, ce qui n'était pas vrai, d'ailleurs, il faisait du marché noir, c'est tout, et grâce à lui, des tas de gosses ont mangé à peu près à leur faim. Mais ça, peu s'en sont souvenu... L'être humain est une drôle de bestiole, quand on y pense... Et démêler par la suite ce qui s'est passé pendant une période aussi troublée n'est pas chose facile.... Bref, j'en reviens à Herbert qui s'est retrouvé à errer du côté de la rue Saint Do. Yves a observé ce gamin aux yeux tristes qui déambulait sans but avec son violon et qui regardait les devantures des commerces sans y entrer. Il a pensé qu'il devait avoir faim et l'a fait rentrer dans le bistrot, lui a offert un truc chaud à boire et une collation. Tu vois, c'était pas un mauvais bougre, le père Yves. Et Herbert a dû se sentir en sécurité, parce qu'une fois dévorée toute la nourriture qu'on lui avait présentée, il s'est endormi sur la banquette!

-Et c'est là que grand-pa est intervenu! s'exclama Lola.
Exact, Yves a envoyé quelqu'un chercher ton arrière- grand-père à sa boutique d'antiquités Place du Palais Royal, tu sais, celle qui a brûlé plus tard, et voilà. A mon avis, et bien que ni l'un ni l'autre n'ait jamais voulu en parler, Herbert n'était pas le premier à qui ces deux-là portaient secours.
Le soir même, Herbert entrait dans la famille...

Bien, ma petite cocotte, ce coup-ci, je t'envoie te coucher. On continuera demain si tu en as envie.

Il fallut se serrer un peu dans l'appartement que nous occupions sur deux étages, rue de Bourgogne. Tu sais où c'est, je te l'ai montré une fois. Les pièces étaient petites, trois chambres en haut et un séjour, le bureau de mon père, la cuisine et la salle de bains en bas. Papa et maman se sont installés dans le bureau pour laisser leur chambre à Herbert, et moi, en tant qu'ainée, je dormais dans la même pièce que la plus jeune, ta grand-tante Elise, qui n'avait pas plus de cinq ans à l'époque.
L'arrivée d'un garçon dans une famille de quatre filles fut un petit évènement pour nous tous.
Nous avions reçu la consigne de ne pas poser de questions à Herbert. Papa nous avait prises, les trois ainées, alignées en rang d'oignons dans son bureau, pour nous expliquer la terrible situation. Il fit appel à nos sentiments pour ne pas mettre le garçon mal à l'aise, et nous recommanda la plus stricte discrétion à l'extérieur. Il n'a pas l'air, comme ça, sur les photos, mais je peux te dire que le père Manceau n'était pas commode et que lorsqu'il exigeait quelque chose, on filait doux toutes les quatre, à fortiori quand nous étions convoquées dans son bureau, pièce dont l'accès nous était formellement interdit et qui nous intimidait.
Et puis la vie a continué. Herbert parlait peu, s'enfermait de longues heures dans sa chambre et parfois nous entendions le violon. Jamais il n'accepta d'en jouer devant nous, le soir, après le dîner, et nous n'insistions pas. Nous sentions que ce violon était bien plus pour lui qu'un simple instrument de musique, et nous respections ce qu'il avait à lui dire et ce que le violon lui répondait.
Tu l'as vu, la rue où nous habitions était située juste derrière la Chambre des Députés, oui, à l'époque on ne disait pas l'Assemblée Nationale. Le quartier était naturellement truffé de boches et Herbert sortait le moins possible. Ton arrière- grand-père s'absentait souvent plusieurs jours d'affilée et rentrait très préoccupé. Il était évident que ce n'était pas l'idéal pour Herbert pour qui nous craignions le pire à chaque fois qu'il mettait le nez dehors.
Tiens, une anecdote, parce que mon histoire est pas marrante, hein, mais on arrivait quand même à se remonter le moral: quand les occupants ont traduit les noms des rues de Paris en Allemand, ils nous ont littéralement rebaptisé la rue Gay-Lussac en rue du Joyeux-Lussac! je te dis pas la rigolade des Parigots! ... Dis-moi, on ne va pas veiller tous les soirs aussi tard qu'hier, je te raconte encore une ou deux choses et hop, on y va! Ca va, t'en as pas marre?
Lola fit non de la tête, "continue, Gaby, continue, tu avais quel âge, toi?"
J'avais deux ans de plus qu'Herbert, dix-sept ans...
Donc, où en étais-je? Oui, un jour papa est rentré avec un air encore plus inquiet que d'habitude, après cinq jours d'absence. A la fin du repas, il nous a tous fait rentrer dans son bureau. Voilà mes enfants, comme nous le savons tous, la situation est extrêmement difficile. Il devient de plus en plus risqué pour Herbert de rester ici. Nous allons devoir partir. Je pense et mes contacts me donnent raison, que tu auras plus de chance de t'en sortir si nous partons tous ensemble, comme une famille normale que si tu pars seul. J'ai de nouveaux papiers pour toi, mon garçon, les voici. Tu t'appelles désormais Christian Manceau. Tu es mon fils et le frère de la brochette de filles qui t'entourent. J'ai également un certificat de naissance et un autre de ton baptême. Tu dois connaître tous les détails te concernant, ta date et ton lieu de naissance ainsi que celle de ta nouvelle famille. Bien entendu, ta nouvelle identité n'est pas définitive et tu retrouveras ton nom à la fin de cette foutue guerre. Cependant je tiens à ce que tu saches, que je suis fier de t'avoir pour fils, même si cela n'est que pour un moment. Puis il laissa passer un instant d'émotion. Il nous expliqua ensuite son plan. Nous allions tous partir, comme des vacanciers, rejoindre une "cousine" très âgée en zone non-occupée (en zone "nono", on disait), dans l'arrière- pays niçois et de là, si tout se passait bien, nous traverserions la mer pour nous réfugier en Corse. Nous partons après- demain ajouta t-il. Avec le moins de bagage possible. Puis il nous demanda d'aller nous coucher. Nous l'entendîmes longtemps chuchoter avec maman, répondre à ses inquiétudes d'une voix calme et posée avant de monter nous coucher.

Et nous aussi Lola, au schloff!

Le voyage, tu te doutes, fut compliqué, long et harassant. Pour te donner une idée, rappelle-toi la foule sur les quais lors de ton dernier départ en vacances de neige, les cris, le tumulte, l'énervement, les bousculades. Eh bien ce n'était rien par rapport à ce que nous avons vécu. Des wagons bondés, pas une place assise et naturellement le contexte avec tout son poids d'angoisse, plusieurs changements, des arrêts inexpliqués en rase- campagne, les Allemands qui nous faisaient tous descendre du train pour le fouiller, vérifiaient dix fois les identités etc... Manifestement ils cherchaient quelqu'un de précis... Bref, nous avons tout de même trouvé une place assise pour maman et les deux plus jeunes, tandis que nous sommes restés debout ou à moitié écroulés sur nos valises dans le couloir.

Nous n'avons passé qu'une nuit au-dessus de Nice, et je dois dire que nous avons été heureux d'en repartir rapidement parce que l'endroit était truffé de soldats Italiens. Mais devant la mine épuisée de maman, papa décida qu'elle et tes grands-tantes Elise et Denise, les deux plus jeunes resteraient à Nice en attendant son retour et nous sommes donc partis seulement à quatre, papa, Estelle, Herbert et moi pour la Corse. Je retenais mes larmes en partant, jamais nous n'avions quitté maman jusqu'alors. Je repensais au derniers temps où elle semblait tout le temps si fatiguée et si pâle que je regrettais de ne pas lui avoir porté plus d'attention... Et puis surtout, j'avais l'impression que nous l'abandonnions dans cet endroit inconnu... Papa qui sous ses faux airs de rude avait lui aussi marqué un coup d'émotion m'affirma que rien ne pouvait lui arriver de mal, qu'au contraire le changement d'air ne pouvait que lui faire du bien, à elle et aux petites tout en reconnaissant qu'il avait eu tort d'emmener toute la famille dans cette expédition pour le moins risquée. Seulement tu comprends, pour Herbert, c'était plus facile de le faire passer dans le lot, avait-il ajouté.

Nous accostâmes dans une petite crique au lever du jour et le bateau de pêcheur qui nous avait déposés repartit aussi vite.
Nous n'étions qu'au début du printemps mais pour nous, Parisiens habitués à la grisaille et au froid, l'air semblait doux. Papa retira son veston et retroussa ses manches de chemise. Pour la première fois depuis des mois, je le sentais se détendre. Herbert mon garçon, si ça te dit, je crois que tu peux aller piquer une tête, dit-il. Le garçon qui n'attendait que cela se retrouva en slip en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et plongea en s'ébrouant. Manifestement pas si chaude qu'elle n'en avait l'air cette eau qui me tentait pourtant moi aussi.... Un regard de papa me faisant signe que oui dans un sourire et je me retrouvais quelques secondes plus tard dans l'eau. C'est un peu aut'chose que la piscine Deligny, hein!, fit Herbert en revenant vers le rivage, la peau rougie par le froid mais heureux comme un gosse qu'il était. Papa regardait sa montre sans arrêt. Enfin un petit homme âgé, sec comme une branche d'olivier et vêtu d'une blouse de drap sombre surgit entre les pins, accompagné d'un petit âne. Il posa sa main droite sur son coeur en signe de salut en regardant papa droit dans les yeux et papa fit de même. On chargea le petit âne de nos maigres bagages et de la pauvre Estelle qui s'était endormie, et nous entamâmes une longue montée silencieuse dans le maquis. Herbert suivait confiant, et moi, saoule de fatigue et de parfums inconnus, je n'arrivais plus à démêler le fil de mes pensées, les questions s'entrechoquaient dans mon crâne.... Papa avait l'air bien sûr de lui, où allions-nous? Ce sentier avait-il une fin? Connaissait-il cet homme?
Je me souviens que nous sommes arrivés, au bout de je ne sais plus combien d'heures, devant une maison de berger en pierres. Une femme en noir nous attendait debout sur le seuil, les mains jointe sur son tablier. Je me souviens aussi qu'elle nous a serrés très fort dans ses bras, Herbert, Estelle et moi et qu'elle a salué mon père discrètement.
Ensuite, je ne sais plus. J'ai dormi pendant deux jours...

Ton arrière grand-père repartit quelques jours plus tard par un cargo qui mouillait à Bastia. Soucieux de l'état de santé de sa femme, il ne souhaitait pas trop s'attarder. Il était prévu qu'Estelle passe l'été avec nous, ce qui lui aurait fait le plus grand bien, mais elle préféra rentrer. Tous ces évènements la perturbaient, je crois qu'elle avait besoin de retrouver le calme et la sécurité de la vie de famille à Paris, et maman lui manquait déjà beaucoup.

Papa avait loué une petite maison en pierres, similaire à celle de Maria, qui nous avait accueillis lors de notre arrivée, appartenant à son frère parti au front. Rien de compliqué, une petite salle commune sur terre battue et deux chambres. Herbert s'accoutuma vite à cet endroit sauvage et s'y sentait en sécurité. Les Italiens étaient certes nombreux sur l'île où l'on craignait surtout les gens de l'OVRA, la terrible police antifasciste de Mussolini, mais aucun ne s'était encore aventuré dans ce minuscule hameau cerné par le maquis. Il faut dire qu'à l'époque, le maquis était bien plus dense et inextricable qu'aujourd'hui et quiconque y pénétrait sans le connaître, s'y perdait immanquablement. Dans les villages, comme partout ailleurs, il ne restait guère que des vieux, des femmes et des enfants, car tous les hommes en âge de se battre étaient soit soldats, soit dans la Résistance.

Herbert passait sa vie dehors, je découvrais un garçon ouvert, qui commençait à sourire, parfois même à rire lorsque Maria ou Toussaint tentaient de nous apprendre quelques rudiments de Corse. La nourriture était simple et délicieuse pour nous qui avions manqué de tout à Paris, entre les truites sauvages et les lapins que Toussaint prenait dans ses pièges, l'huile d'olive, troquée contre de la farine de châtaigne, le bruccio ou la brouse selon les saisons et les petits fromages de chèvre que nous déposait un berger de la montagne au petit matin avant de filer troquer sa marchandise dans les villages plus bas.

Un après-midi, en furetant dans la petite maison, Herbert dénicha des tubes de peinture et tout le matériel d'un peintre. Juste avant guerre, un vieil artiste Allemand fou amoureux du pays avait séjourné là, nous expliqua Maria. Comme il était parti précipitamment, il avait laissé quelques tubes de couleur et des pinceaux, ainsi qu'une palette. Personne n'en a l'utilité ici, ajouta t-elle, tu peux les prendre! Herbert, je le savais, pour avoir vu plusieurs esquisses de violons réalisées à l'encre de Chine, avait un joli coup de crayon, mais j'ignorais qu'il peignît aussi.
Il passait désormais, avec une certaine allégresse, la majeure partie de son temps devant son chevalet. La nature l'inspirait, ainsi que les quelques personnages sûrs qui parfois montaient jusqu'à nous pour apporter des nouvelles. Ses toiles étaient pleines de lumière et de générosité et il traduisait l'austère sobriété du hameau, tout comme la digne simplicité de nos hôtes avec tendresse. De l'ado inquiet et meurtri que je connaissais, il ne restait, me semblait-il, plus rien. Je me trompais, naturellement. Nous en eûmes la preuve quand papa, venu nous rendre visite, heureux de voir le travail d'Herbert, crut bien faire en emportant quelques toiles avec lui à Paris, pensant les montrer à des amis connaisseurs d'art. Ton arrière grand-père avait du flair pour découvrir les jeunes talents, tu sais. Il en a aidé plus d'un. Parmi ces toiles, il y en avait plusieurs, qu'Herbert travaillait le soir à l'intérieur, des tableaux étranges où la réalité crue côtoyait souvent le rêve. C'était celles qui intéressaient le plus papa, qui les jugeait largement supérieures à celles représentant les oliviers et les paysages d'une Corse épanouie et sereine. Herbert avait refusé de les lui céder, même à titre de prêt, mais papa était tout de même reparti avec trois toiles Corses, plus une autre qu'il avait fauchée en douce.
Lorsqu' Herbert s'en aperçut, il rentra dans une rage folle. Il cassa tout ce qui lui passait sous la main, hurla, détruisit des toiles à coup de talons, brisa son chevalet. J'assistais impuissante à sa première colère, une colère terrible, sans doute retenue depuis le jour de la rafle, qui devait sourdre et gonfler en lui comme une bête dans ses cauchemars.

Le lendemain, en me levant, je vis de loin Toussaint assis près de lui sur une grosse pierre blanchie de soleil. Il lui parlait doucement et je vis aussi qu'il avait réparé le chevalet pendant la nuit.

La toile en question représentait un enfant ressemblant à Herbert jouant du violon dans une pièce vide et sombre. Un miroir dévoilait dans un halo de lumière blafarde le visage finement détaillé par le pinceau d'un homme barbu auquel il ne manquait que les yeux.
Comment mon père, si attentif, si délicat, n'avait-il pas vu l'évidente signification du tableau?
Lorsque je m'approchais d'Herbert toujours assis sur sa pierre, Toussaint avait disparu.

Herbert vit tout de suite que j'avais compris, et c'est ce jour-là que nous nous sommes embrassés pour la première fois.

Rhooo dis-moi, ma Lola, ta grand-mère ne va bientôt plus avoir de secrets pour toi. C'est ta mère qui serait contente que je te raconte tout ça!

Tu me les raconteras tous, hein Gaby?

Quoi donc? Mes secrets? Jamais de la vie, ma petite chérie, jamais de la vie! Répondit Gaby en éclatant de rire.

Nous vivions au rythme du soleil. La nature autour de nous, dense, généreuse avait tous les arguments pour nous sortir du lit dès les premières lueurs et nous profitions des heures fraîches pour galoper dans le maquis comme les cabris que nous apercevions de temps à autre sur les rochers. Ils semblaient nous narguer du haut de leurs pitons et nous dire: allez, allez, essayez donc de nous attraper!
Un matin, nous vîmes une queue rousse et touffue se faufiler entre les lentisques. C'est un renard, chuchota Herbert qui pas plus que moi n'en avait jamais vu "en vrai". Oubliant les recommandations de Toussaint, nous nous enfonçâmes encore davantage dans les fourrés serrés. Tout à coup, il ne fut plus question de goupil du tout car à quelques mètres, au détour d'un gros roc sombre, ce furent deux petits derrières blancs qui détalèrent sous nos yeux. Non, pas de ces petits culs de petits lapins farouches mais des popotins d'enfants, celui d'un jeune garçon d'une douzaine d'années, suivi d'un autre, plus rond, d'une fillette de cinq ans tout au plus. Lorsque celle-ci se retourna, les pupilles agrandies par la peur, nous vîmes, le temps d'un éclair, un petit visage brun barbouillé de crasse, encadré d'une masse abondante de cheveux qui n'avaient pas vu de peigne depuis longtemps.

Attendez! Aspeta! leur cria Herbert. Mais les deux petits avaient disparu. Pour ne pas les effrayer davantage, nous revînmes, perplexes sur nos pas. Que faisaient donc là, dans ce maquis inhospitalier, ces deux sauvageons, aussi intrépides et vifs que le renard? Nous n'osâmes poser la question en redescendant à la bergerie car nous nous étions trop éloignés et nous redoutions la très probable engueulade de Maria et Toussaint réunis.
Pourtant quelques jours après, c'est un Toussaint des mauvais jours qui vint à notre rencontre alors que nous revenions d'une de nos escapades matinales. Il tenait à la main la dernière toile d'Herbert, celle qui représentait les deux petits fuyards s'évadant entre les genêts épineux et les buissons de cistes. Vous en avez parlé à quelqu'un? demanda t-il. A qui?! répliquai-je, agacée de voir que le bonhomme nous pistait à chaque instant. Rentrés à l'intérieur, il nous fit assoir à la table de la salle "de réception" comme il disait pour rigoler. Voilà: ces deux gosses sont ceux d'un couple de résistants. Vous n'avez pas à savoir leurs noms, ni des gamins, ni des parents. Il y a un an et demi, ils ont été dénoncés par un salaud qui depuis, a malencontreusement et très accidentellement perdu la vie... Eh oui, ce sont des choses qui arrivent par ici, quand on ne sait pas tenir sa langue. Depuis, craignant les représailles sur les enfants, les parents ont caché les petits dans le maquis. Ne craignez rien pour eux, en dehors de la toilette, ils ne manquent de rien, si ce n'est des bras et des caresses de leur maman. Oui, vous m'entendez bien, depuis un an et demi, ces petits vivent cachés. Si jamais je vous entends une seule fois en parler, même entre vous, vous aurez à faire à moi! M'avez-vous bien compris, couillons que vous êtes? Qu'on soit bien d'accord, cette histoire ne vous regarde pas, elle n'a d'ailleurs jamais existé!!!

Je peux te dire qu'Herbert et moi, on baissait la tête comme deux péteux qu'on était. Cet épisode nous fit brutalement prendre conscience que nous avions, amoureux que nous étions et ensorcelés par notre liberté dans cette nature, si belle, si prolifique, un peu vite oublié la guerre et les souffrances. Nous savions peu de choses sur ce qui se passait sur le continent, et si nous avions attrapé quelques bribes de phrases en langue corse relatant une éventuelle insurrection des maquisards en Corse, nous avions, très égoïstement, évité d'en savoir plus. Je crois que nous n'étions pas pressés de retourner à la réalité, tu vois. Herbert, et pour cause, peut-être encore plus que moi, appréhendait ce qui allait suivre. Mais ce jour-là, après les excuses que nous avions maladroitement balbutiées, nous avions respiré un bon coup et nous avions enfin interrogé nos hôtes. Une insurrection avait eu lieu ces derniers jours, en effet, qui avait été durement réprimée par l'OVRA. 860 Corses avaient été arrêtés et trois partisans, dont Jean Nicoli, exécutés, nous apprendrions plus tard qui étaient ces grands Résistants.
Nous étions, Herbert et moi,...sonnés, anéantis.
Voilà, le temps de l'insouciance était passé, et le temps de l'enfance aussi. Malgré les terribles nouvelles, Toussaint, sans se montrer trop optimiste avait conclu que" ça sentait la fin" pour nous remonter le moral. Enfin il avait posé les mains sur nos épaules en souriant et avait dit: la bonne nouvelle, dans tout ça, les enfants, c'est que vous êtes amoureux!
Non, on ne pouvait vraiment rien lui cacher, à Toussaint, rien de rien!

Finalement, Toussaint ne se trompait pas en se montrant optimiste.
Les évènements de juin et juillet, s'ils avaient été cruellement réprimés, et malgré l'assassinat de Jean Nicoli, n'avaient pas découragé les partisans. Chacun gardait en mémoire les derniers mots qu'il avait rédigés avant son exécution le 30 août 43 pour ses enfants:
"Souriez-moi. Soyez fiers de votre papa, il sait que vous pouvez l'être. La tête de maure et la fleur rouge, c'est le seul deuil que je vous demande...."

Chacun l'avait pris un peu pour soi, ce deuil. Et Herbert les avait finement gravées sur le côté haut de son violon, de façon à toujours les voir lorsqu'il jouait... la tête de maure et la fleur rouge...

En septembre 43, la population s'est soulevée et le 9, Ajaccio était libérée. A partir de là, tout s'est enchaîné, aidé par une partie des soldats italiens qui avaient tourné le dos à Mussolini, la Corse entière s'est libérée. Le 4 octobre 1943, avec Bastia, toute l'île était débarrassée de ses occupants. Il faut te dire, pour que tu te rendes bien compte de ce que cela représente, qu'en Corse, il y avait, Italiens et Allemands confondus, un soldat pour deux habitants. Pas un village n'avait échappé au joug de l'occupant.

Les deux enfants ont enfin pu sortir de leur cachette, alors! S'exclama Lola ravie.
Oui, évidemment. Moi, j'ai dû rentrer à Paris parce que les nouvelles de maman n'étaient pas très bonnes, mais Herbert lui, les a rencontrés. Tous frais, si je puis dire, sortis du maquis. Parait qu'ils avaient besoin d'une bonne douche! La petite avait du ressentiment envers ses parents, c'était normal, elle ne pouvait pas comprendre que loin de l'avoir abandonnée, ils avaient combattu en héros pour sa liberté. Ce n'est que bien plus tard qu'elle a cessé de leur en vouloir. Tu sais que je l'ai retrouvée lorsque j'ai fait mon pèlerinage en Corse, il y a quelques années? Cela n'a pas été simple parce qu'elle portait son nom de femme mariée, mais je l'ai retrouvée. Une petite femme boulotte, adorable, avec un sens de l'humour incroyable. Ce qu'on a pu rire, toutes les deux! Elle m'a accueillie comme si on se connaissait... Tu penses si elle se rappelait de nous, on lui avait fait la frousse de sa vie, Herbert et moi. Il faut dire que nous, on s'était bien trop enfoncés dans le maquis, et que eux, s'étaient bien trop rapprochés de la bergerie...
Bien, où en étais-je? Je te disais donc, à la libération de la Corse, Herbert est resté, car c'était encore risqué pour lui, et moi, je suis rentrée.

Maman était en effet très fatiguée, les médecins tâtonnaient, et elle était encore plus pâle qu'à l'habitude. Ses cheveux étaient devenus presque tous blancs. Ta grand-tante Estelle avait pris la maison en main et ce n'est pas de gaîté de coeur qu'elle a vu sa soeur aînée rentrer, craignant sans doute que j'empiète sur ses prérogatives. Elle ne risquait rien, pourtant, tu me connais, les tâches ménagères n'ont jamais été mon fort. Non, je suis allée seconder papa aux antiquailles, les affaires reprenaient un peu et cela lui laissait du temps pour accompagner maman à ses rendez-vous à l'hôpital. C'est qu'il fallait faire rentrer un peu l'argent, les parents en avaient pas mal de côté mais toutes leurs économies avaient fondu pendant cette foutue guerre.

La vie reprenait son cours, entre travail et inquiétude pour la santé de ton arrière grand-mère. Et puis la guerre n'était pas finie pour nous. Un jour, un homme est rentré dans la boutique. Plutôt élégant, la trentaine bien sonnée, fin, cultivé, il cherchait une pièce rare, je ne sait plus trop quoi. Et...en fait de pièce rare...ben c'est moi qu'il a trouvée! Il possédait un château, dans les environs de Paris, un petit, hein, va pas t'imaginer celui de Versailles... Bref, j'ai eu une petite aventure avec lui, tout à fait délicieuse!

Oh! fit Lola, et Herbert?!

Herbert... Faut croire qu'à l'époque je n'étais pas assez amoureuse de lui, et puis lui, tu sais, il ne devait pas non plus vivre comme un moine, surtout depuis qu'il pouvait bouger à son aise en Corse. Faut comprendre: on était jeunes, et puis la guerre, toutes ces horreurs qu'on ignorait jusque là et qu'on apprenait de jours en jours... comment te dire? ... Il fallait vivre, vivre comme si on devait rattraper tout ce temps perdu. Comme une nécessité absolue d'être heureux....

Allons bon, v'là autre chose: madame Lola née au vingt et unième siècle, choquée par les frasques de son aïeule...Je ne devrais pas dire ça mais sors un peu des idées bien- pensantes de ta mère, ma chérie!... Je peux continuer ou bien on pleure?
Allez, viens, on va se changer les idées, je te paie des huîtres chez Armand!

Polly (voir le lien de son blog plus bas) m'a fait l'amitié de rédiger cette belle page qui s'intègre parfaitement à l'histoire de Gaby. Merci Polly, vraiment un grand merci, je suis très touchée.

"Ma petite Lola, si gentillette! Elle prend mon bras, on trotte toutes les deux vers le restaurant d'Armand.
Pourquoi lui ai-je parlé de mon châtelain? Une pensée fugace comme ça pour lui. Ce charme tranquille qu'il dégageait, après les jeux brutaux dans la Corse sauvage avec Herbert, comment ne pas se laisser séduire par la maturité et l'élégance de cet aristocrate quand on lutte chaque jour pour ne pas avoir le ventre vide et la peur des bottes? Il est revenu quelques jours plus tard, il regardait les vieilles horloges mais pas seulement le coquin, je sentais bien l'intérêt qu'il portait à mon dos. Il a fini par m'inviter. Son petit château était occupé en grande partie par des troupes. Ses parents et grands-parents devaient se contenter de la cuisine et d'une grande salle parsemée de paravents pour protéger leur couche respective. Il m'a promenée dans les jardins, il fallait nourrir les allemands, tout le monde s'était mis au potager. Il me montra ses mains, ses longues mains qui jouaient aussi du piano, avant, ses mains devenues râpeuses.
J'ai un petit rire, Lola m'interroge, je lui raconte n'importe quoi pour la distraire. Je vois bien qu'elle ne me croit qu'à moitié, mais elle semble accepter mes explications.

Râpeuses, les mains? Pas sur ma peau. Je me souviens de leur douceur, de leur tendre pression, cette façon qu'il avait de me serrer fort comme pour me protéger. Et sa bouche, jamais cruelle, jamais vorace, un délice. Ce n'était pas facile de nous retrouver, mon père veillait sévèrement sur mon emploi du temps et quand il n'était pas là, il fallait bien tenir la boutique. Il venait, je mettais la pancarte "fermé" et on s'embrassait dans l'arrière-boutique. Au début, j'étais rétive, si innocente, si timorée... je lui dois d'avoir apprivoisé mon corps, ses besoins, ses sensibilités, ses émois, je lui dois cette première explosion de joie.
Je frissonne, Lola m'interrompt encore, comme si j'avais froid! J'ai plutot chaud, ce sont des frissons de chaleur. Elle me dit qu'elle ne savait pas qu'on pouvait frissonner de chaud. Elle a tout à apprendre, cette petite!
Un jour, il n'est pas revenu.
Je suis allée jusqu'au château. Les parents étaient terrifiés. Il avait disparu et les allemands le recherchaient. Je n'ai rien su pendant longtemps. Il a fallu la libération de Paris, le 25 août 1944, dans ce délire joyeux, pour que je me retrouve dans ses bras.
Il avait changé, j'avais changé. L'élégant comte avait des rides amères aux lèvres. Sans rien se dire on s'est quittés sur cette place de lampions et de chansons.

 

https://lecritconjure.wordpress.com

Herbert est rentré un an après la libération de Paris.
On finissait par croire qu'il resterait là-bas, sur son île, véritable cocon pour lui qui retardait le moment de reprendre pied avec la réalité.
Papa était retourné en Corse, non pas pour le chercher, si telle était sa décision d'y construire sa vie, mais pour lui annoncer que ses parents ne rentreraient pas. Herbert le savait bien, mais il était nécessaire qu'on le lui dise. Ils avaient parlé longtemps tous les deux, avaient étudié toutes les options possibles. Papa lui avait demandé de prendre son temps pour réfléchir et lui avait promis de le soutenir dans ses projets quelle que soit la décision qu'il prendrait, tout en espérant intérieurement qu'Herbert reviendrait. C'est qu'il l'aimait beaucoup, ce fils qu'il aurait toujours voulu avoir, tu comprends...
Pour un peu on ne l'aurait pas reconnu lorsqu'il est arrivé. Le jeune ado dégingandé et inquiet que nous connaissions présentait la silhouette d'un homme de belle carrure, sûr de lui et souriant. Il lui fallut se courber un peu pour embrasser maman toute émue qui riait et pleurait tout à la fois. Mes soeurs les plus jeunes quant à elles ne le reconnurent pas, sous sa peau brune et sa barbe de trois jours, tandis qu'Estelle se tenait en retrait, intimidée. Et moi, Lola...Notre complicité d'autrefois, notre petite amourette pas si innocente que cela, notre liberté... tout est remonté comme une explosion de bonheur. Je lui ai sauté au coup et on s'est embrassés sans retenue devant le reste de la famille... Dieu qu'il était beau, si tu savais...
Ces retrouvailles passionnées eurent au moins le mérite d'éviter les explications. Les soeurs étaient médusées mais les parents n'eurent pas l'air vraiment surpris.

Herbert rentra aux Beaux-Arts tout en faisant de la peinture sur soie pour un grand couturier. Un petit boulot assez bien rémunéré qui lui laissait du temps pour travailler ses toiles. Il ne reste plus rien de sa production Corse. Avant de partir, Herbert a massacré et brûlé tout son travail, excepté le tableau représentant les deux gosses cachés dans le maquis qu'il laissa à Maria et Toussaint. Cela m'avait fait de la peine qu'il ne reste rien de cette période finalement heureuse. Ce n'était évidemment pas le meilleur par rapport à ce qu'il a fait par la suite, mais j'aurais aimé en garder au moins un. Aucune de ses toiles n'a jamais dégagé autant de lumière après. C'est comme ça.
Herbert n'a eu de cesse tout au long de sa vie de détruire tout ce qu'il faisait. Il avait un caractère ingérable comme on dit aujourd'hui. Autant il pouvait être gentil, aimant, calme pendant de longues périodes, autant il était odieux par moment. Des crises de rage qui le prenaient de façon imprévisible pour qui ne le connaissait pas. Même la naissance de son fils, ton père, ne l'a pas calmé.... On est partis s'installer en banlieue, à la mort de ton arrière- grand-mère. Il s'y sentait bien. C'était un endroit paisible où vivaient beaucoup d'artistes. Herbert trouvait son inspiration dans leur ombre.


Et puis la suite, tu la connais. Il y a eu cet incendie du magasin d'antiquité. Un court- circuit, tout simplement. Herbert pour ne rien arranger à nos difficultés financières, s'était mis à boire, ce qui aggravait son agressivité et ses crises devenaient de plus en plus fréquentes. Un jour que j'insistais pour qu'il vende quelques une de ses toiles, il s'est mis dans une fureur terrible. Pour la première fois, il s'en est pris à moi et à son violon. Je t'ai fait voir, hein, la drôle de petite cicatrice en forme de violon que j'ai gardée sur la tête...
Mais lorsque quelques années plus tard, Herbert a tué, involontairement, le jardinier en mettant le feu à la maison lors d'une de ses crises de démence, on le lui a mis aussi sur le dos. Tu te doutes bien qu'il ignorait que le pauvre homme se trouvait dans la maison. C'était un ivrogne, il s'était glissé en douce dans la cave pour siffler tranquillement quelques bouteilles. Le feu l'a atteint tandis qu'il cuvait sa cuite dans l'office. La totalité de l'oeuvre d'Herbert y est passée par la même occasion, c'est ce qu'il voulait...

On l'a retrouvé pendu dans sa cellule. Et sur le mur, un portrait de moi, près d'un violon...il avait écrit "pardon".

Voilà ma petite, l'histoire de ton pauvre grand-père.
Je suis fatiguée.

Je voulais que tu saches qui il était et pourquoi sa vie n'a pas été ce qu'elle aurait dû être. Je voulais aussi que tu puisses faire la part des choses, on a raconté tant de bêtises à son sujet...Et puis aussi... tu sais, je voulais te demander, parce que lorsqu'il aura l'âge, je ne serai plus là: si un jour tu y penses, si tu te souviens, raconte le violon d'Herbert à ton petit frère Simon... ou écris-la peut-être...

Le violon de Gaby, la suite (10)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

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D
Voilà, je viens de terminer la lecture du Violon de Gaby ! C'est tout à fait lisible et je ne me suis endormie<br /> à aucun moment ! mais c'est vrai que c'est long pour un blog, sur papier ça va nettement mieux (j'avais imprimé). Mais quand c'est trop court, ça manque de détails, vas-y faire une moyenne toi, avec ça !
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A
La seule solution est d'écrire selon son envie en faisant abstraction du lecteur. Pas facile d'y arriver, surtout quand on a des "habitués" dont on connait à l'avance les réactions et puis il y a aussi la censure que l'on s'impose vis à vis des personnes qu'on connait dans la vie réelle...
D
J'ai dans un premier temps, imprimé les 4 premières pages, et d'après ce que tu m'avais dit, j'aurais du m'endormir à la troisième ligne ! Hé bien non, j'aurais du imprimer plus de pages d'un coup !!! (quand c'est long je ne lis pas à l'ordi, il me faut du confort !). Jusque là c'était très bien, maintenant je vais lire la suite en imprimant la totalité du texte et je reviendrais te dire ce que j'ai pensé de la suite ! En tout cas comme soporifique, la première prise ressemble plus à un placébo ! :D
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A
Fais gaffe à l'indigestion alors mais j'ai l'impression que tu as une sacrée santé :)))
C
Merci Alma pour ce "récapitulatif" ! Et je te le redis ... j'ai adoré cette histoire !<br /> Belle soirée, bisous !<br /> Cathy
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A
Merci Cathy:)
J
Voila une excellente idée,je vais enregistrer l'emplacement et ainsi je pourrai venir le lire et le relire à ma guise…<br /> Merci Alma<br /> Bonne journée
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A
Faudra l'apprendre par coeur Jackie, après je ferai réciter:)))<br /> Bonne journée à toi
C
J'ai cliqué en haut à droite ... dans mes Favoris ... ainsi j'arriverai directement à ta si belle histoire ...<br /> bises Alma
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A
C'est gentil, merci Christine!
P
Revoilà toute l'histoire d'une vie ou presque regroupée sur une seule page. Je t'avoue ne pas avoir tout relu, mais j'ai aimé te lire au fil des jours.<br /> Je persiste et je signe, tes écris mériteraient d'être publiés.<br /> Re bises et bonne journée
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A
Je me doute, moi-même je frise l'indigestion:)) Pour le reste, oui, dans une autre vie!<br /> Merci Pascale
M
C'est superbe, tant sur le fond que sur la forme. Ce "texte complet" mériterait bien être lu sur papier, qu'on puisse le sentir, le toucher, le chiffonner un peu. Moi j'ai un vilain défaut, je maltraite les livres que j'aime tant je les triture...Mais il est impossible de corner un coin d'écran...Hum, bon voilà, encore une perche tendue ;-)
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A
Houlà, il y aurait un sacré travail à faire avant de le mettre sur papier ou même sur Calaméo .. <br /> Je suis comme toi, je préfère lire sur papier mais sans corner les pages. Oh! :) Merci Louv'