L'effet vanille

Publié le par almanito

La Bentley gravissait la route sinueuse de ce petit pays montagneux sud méditerranéen depuis assez longtemps pour que Marie-Germaine Pataud, dite Gloria de Sorante dans le milieu de la mode parisienne, s'énerve et rudoie son chauffeur:

-"Enfin Alfred, ce GPS, faites-le fonctionner, que diable, vous n'êtes qu'un sombre idiot, trouvez au moins quelqu'un qui nous renseigne!"

Alfred aurait bien voulu, mais il était perdu. Le GPS ne lui fournissait pas la moindre donnée dans ces montagnes apparemment abandonnées du monde civilisé et le fait que Madame ait ses nerfs ne l'aidait pas. Enfin il aperçut un clocher au détour d'un virage en épingle à cheveux, pointant entre des bosquets d'arbres.
C'est ainsi que la Bentley fit irruption dans le petit village de Giuvanni le cordonnier, immédiatement entourée d'une nuée de gamins curieux et pépiant comme une bande de petits moineaux autour d'un croûton de pain.

Gloria remonta prestement sa vitre fumée.
-" Quelle engeance!!! Allez donc voir à l'épicerie si les gens de ce bled impossible peuvent nous renseigner et essayez de trouver quelque chose à boire, et fissa!" ordonna t-elle à son chauffeur qui obtempéra, pas mécontent de se dégourdir les jambes et de se soustraire un instant aux foudres de Madame.
Il revint les mains vides quelques minutes plus tard: "Nous devons attendre, Madame, l'épicier fait la sieste..."

-"Comment cela, la sieste?! Débrouillez-vous, allez le réveiller, faites quelque chose! J'ai besoin d'eau pour prendre mon lexomil! Klaxonnez donc jusqu'à ce que quelqu'un sorte!
Hirsute mais le visage jovial, un homme apparut enfin dans le vacarme de l'avertisseur en levant les bras au ciel: " qu'est ce qui se passe? Il y a oun' blessé, oun' morte? Ma ché! Restez pas sous le soleil, venez boire un bon verre de sirop de vanille que c'est mon beau-frère qui l'a rapporté des îles, en attendant Peppe! Ché vous allez nous réveiller tout le village!"

Gloria, interloquée par la véhémence de l'homme le suivit de mauvaise grâce jusqu'à son échoppe. "En voilà un foutoir!" grinça t-elle entre ses dents en découvrant le joyeux bazar qui servait d'atelier au cordonnier. Des centaines de chaussures de toutes tailles, bigarrées, en vrac, et toutes dépareillées s'exposaient comme des trophées au soleil. Giuvanni installa son invitée sous un figuier devant un grand verre glacé et retourna à ses activités. Fut-ce l'effet du grand air ou du lexomil avalé en hâte, ou bien encore du bon sirop des îles, toujours est-il que la dame s'endormit aussitôt en ronflant béatement avec fort peu d'élégance.
-"Va bene, ça ira mieux tout à l'heure" fit Giuvanni goguenard en clignant de l'oeil au chauffeur médusé qui ne tarda pas à desserrer le noeud de sa cravate avant d'en faire autant.

Lorsque la belle se réveilla, il faisait nuit noire. Elle s'étira en baillant sans retenue et s'exclama: "ha, qu'on est bien ici!", émoustillée par le fumet délicat qui s'échappait de la marmite ventrue qui "popotait" doucement dans la cheminée. Des femmes en noires et des enfants finissaient de placer les couverts sur la table, et Alfred dans un coin, débraillé dans sa chemise blanche dont il avait relevé les manches, bavardait avec des hommes bruns, un verre à la main.
Elle s'inquiéta de trouver un hôtel pour la nuit, ce qui amusa beaucoup l'assemblée. "Un hôtel, ici?" rigola Giuvanni," non, signorina, si vous daignez accepter de diner avec nous, vous pourrez également dormir dans notre humble demeure" fit-il en déroulant une courbette de pitre qui provoqua un nouvel éclat de rire général.
Gloria se laissa faire, embrumée par la douce ambiance, la bonne humeur générale et le sciacarello fleurant l'oeillet et le poivre qui empourprait déjà ses joues et la rendait charmante.

A la fin du repas qui s'éternisa tard dans la soirée, les enfants vinrent claquer la bise à chaque convive sans oublier la signorina en toute simplicité. Celle-ci éclata de rire en s'apercevant que les gamins portaient des souliers dépareillés et lorsqu'elle s'informa de la raison de cette fantaisie, Anghjula, la soeur du cordonnier expliqua: "mon frère est un grand feignant, voyez-vous, dona Gloria. Il ne range rien. Lorsqu'il a terminé une chaussure, il la pose n'importe où et tout s'entasse selon le hasard. Au début, en fouillant un peu, on arrivait à trouver une paire de même couleur et de même forme, mais avec le temps, on s'est fait une raison, on prend ce qu'on trouve, si bien qu'aucun villageois ne porte deux souliers semblables... c'est un peu notre mode, à nous, ici..."
Durant la nuit, Gloria, notre égérie de la mode, repensa aux souliers dépareillés... Et si... se disait-elle, et si... on lançait la mode à Paris? Pourquoi pas?...
Exaltée par la révélation, elle alla réveiller le brave Giuvanni.
-"Dites, vous ne dormez pas la nuit, dans votre pays?" s'exclama t-il. "on verra ça demain, allez plutôt boire un grand verre de sirop de vanille" ajouta t-il en se retournant pour dormir.

Le lendemain, Gloria dégota dans l'arrière boutique de Giuvanni, 6 escarpins de belle facture, finement travaillés dans des peaux fines. Cet homme a un sacré talent, se dit-elle en examinant le la demi-douzaine de chaussures qu'elle venait d'essayer, parfaitement adaptées à son pied délicat, mais toutes teintes différemment.

Ainsi fut lancée la mode de la fameuse chaussure Gipi, du nom de son inventeur Giuvanni Parodi. Les escarpins de couleurs et de formes différentes portés avec l'assurance insolente de la grande Gloria de Sorante, s'ils surprirent au début, remportèrent un succès foudroyant de Paris à Milan en passant par New-York.
Giuvanni reçut des commandes du monde entier, des tonnes de cartes postales venant de tous les coins du globe en remerciements et fut même décoré par la Reine d'Angleterre et le Prince de Monaco.

Jusqu'à la fin de sa vie, giuvanni en cousant le cuir de ses Gipi si "fashion" glousserait de joie sous sa moustache en repensant à l'énorme blague que sa soeur Anghjula avait raconté un soir d'été à une étrangère sous l'effet du sirop de vanille et du sciacarello conjugués.

Pour Mil et une, photo de jorge Royan. Mot imposé: vanille.

Pour Mil et une, photo de jorge Royan. Mot imposé: vanille.

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É
J'ai adoré ta nouvelle et ce sympathique village un peu perdu. Je suis sûre qu'une seule gorgée du "sirop de vanille" me ferait dormir. Bon après midi !
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A
Tu as des insomnies?
F
Il m'arrive encore de mettre des chaussettes dépareillées, mais.... Je n'aurai jamais le talent de ton cordonnier ! :)
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A
Moi il peut m'arriver de sortir avec un pull à l'envers...ça tient chaud tout pareil;)
J
Tout d'abord merci pour la trace sensible déposée chez moi et bravo pour ces lignes bien menées et je rejoins tout à fait notre Polly dans ses propos :-)
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C
De l'art de tirer profit de tout !<br /> Mais au moins, cette fois, c'était drôle.
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J
Super ton texte Alma, plein de fantaisie et de bonheur<br /> Merci<br /> Passe un très bon weekend
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A
Merci Jackie, passe toi aussi un bon weekend
P
Un charmant village ou les habitants ne semblent pas se prendre la tête cour des futilités et c'est un régal qui finalement a réussi à dérider la Dame bien mal embouchée.<br /> Oh que je n'aime pas ces personnes qui prennent les autres de haut avec tant d'arrogance.<br /> Mais voilà, le plus souvent le sourire et la gentillesse parviennent à en venir à bout, c'est rassurant.<br /> J'aime beaucoup ce cordonnier on ne peut plus original.<br /> Bonne journée à toi Alma et merci une nouvelle fois pour cet agréable moment passé dans tes récits.
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A
Bonne journée à toi Pascale.
C
Quel charmant village, ainsi que ces habitants ...<br /> Un endroit de reve qui a finalement eu raison des caprices de la dame ... avec l'aide du sirop à la vanille ☺<br /> Une belle histoire Alma<br /> Bises et bonne journée
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A
Oui, on aurait presque envie d'aller boire un verre à la table de Giuvanni:)
C
Bonsoir Alma !! Merci pour ton passage sur mon dernier article !!! A ta question... J'ai répondu sous ton com ... tu peux aller voir ne sachant pas si tu reçois une alerte de réponse de la part WP Bise et bon WE à toi
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P
Génial! J'adore ton cordonnier, l'ambiance du village et surtout la fin.<br /> Comment transformer une harpie en sirupeuse?<br /> :)
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A
Avec le bon sirop typhon, typhon ...universelle panacée, hé, hé!
C
Merci le Lexomil qui nous a valu une histoire bien sympathique !!! Tu as le chic pour croquer des personnages pittoresques et ceux-là étaient vraiment hauts en couleur. Et la vanille était visiblement... très fermentée !!! ;-)
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C
:-))
A
Haaa... c'est ça: la fermentation! Oui, oui, oui, je vois que madame est connaisseuse:))<br /> Alors évidemment, vanille fermentée+ sciacarello, ben ça rend aimable...
I
J'adore cet effet "vanille". Comment transformer une personne comme Gloria en une soirée ? Trop fort ton récit alma, il faudrait que Guivanni donne sa recette :)<br /> Belle histoire pour cet atelier, je m'en vais lire les autres !
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A
Tu ne vas pas être déçue, il y en a de très beaux, notamment "maison à vendre" de Patrick. L'image a inspiré beaucoup de monde:)
I
Giuvanni, voilà que je fais erreur sur l'orthographe du nom de ce grand Monsieur !
T
à déguster et redéguster sans modération, à siroter ... !<br /> LOIC
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A
Attention Loïc, le sirop de vanille de Giuvanni est tout de même assez bizarre:))
E
Ah quel plaisir lecture tu nous offres ! <br /> Par ailleurs, le début m' afit penser à la chanson de Thomas Fersen, "Jean" : http://www.emmacollages.com/article-des-histoires-de-voisins-120453015.html<br /> Belle journée, Alma
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A
Tu peux aller voir sur mil et une tous les textes proposés à partir de cette image. Je ne connais pas la chanson dont tu parles, je vais voir:)
C
Super récit digne d'un scénario de court métrage ! Bravo Alma ... Je file me chercher des escarpins de différentes couleurs mais vais-je en trouver à Clermont FD !!! Biz
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A
Hum! J'en doute, va plutôt chez Giuvanni!