Etranges timbres
Lorsqu'il rentrait de sa tournée, à la mi-journée, Rigobert, le facteur du village, n'était pas toujours frais, à force d'accepter les petits verres de réconfort qu'on lui offrait "pour pousser le vélo" à chacune de ses haltes.
Titubant, mais toujours de bonne humeur, il rendait volontiers de menus services, portait le pain ou les médicaments aux plus éloignés ou aux vieux, prêtait la main pour les moissons et partageait les nombreuses truites qu'il pêchait à la rivière. Les gens l'aimaient bien et son fils, qui l'accompagnait parfois pour distribuer le courrier, n'avait qu'un rêve: devenir facteur à son tour.
Et il le devint, à une époque où tout avait changé. Le village, situé en contre-bas dans une cuvette ombragée et préservée des regards, avait été délaissé petit à petit, les jeunes ménages préférant s'installer le long de cette belle route nationale qui filait vers le monde moderne. Il y eut désormais Bourg- du- haut et Bourg-du- bas où seuls les plus âgés étaient restés, témoins de l'ancien temps, qui ne tarderaient pas à rejoindre leurs ancêtres dans le petit cimetière accolé à l'église abandonnée elle aussi.
Jean était déçu. Il n'avait pas envisagé le métier de cette façon et si la belle voiture jaune qu'on lui avait confiée l'avait un moment enthousiasmé, son travail l'ennuyait. Finies les tournées à vélo qui ressemblaient à de bucoliques balades, finis la convivialité et le sourire des gens qui l'attendaient tous les matins, finis les petits potins du village qu'il transportait de fermes en fermes. Il avait pris l'habitude d'expédier au plus vite son travail dans les nouveaux quartiers, jetant dans des boîtes anonymes paquets, lettres et factures avec la morgue et l'indifférence d'un automate pour se réfugier à Bourg-du bas. Là, il rêvassait tranquillement au bord de l'eau, oisif et le coeur rempli d'amertume.
Un jour qu'il avait achevé sa tournée encore plus rapidement que d'habitude, il s'aperçut qu'il avait oublié de distribuer une partie du courrier. Un gros tas de lettres, correspondant au quartier Saint-Exupéry, gisait au fond de la camionnette, bêtement...
Jean se demanda si ce tas, inerte et absurde, renfermait des lettres d'amour, ainsi qu'il était écrit en belles lettres bleues se détachant sur le jaune pétard de sa voiture de fonction. La tentation était forte, d'autant que de sa vie, il n'avait jamais reçu ni écrit de tels messages. Ce n'était certes pas la belle Mélanie, si volage et insolente, qui l'avait laissé en carafe quelques jours plus tôt, qui aurait versé dans un romantisme d'un autre âge et il devait reconnaitre que l'idée ne lui serait pas venue non plus de lui envoyer les vers enflammés, sous peine de se couvrir de ridicule.
D'un coup de canif, il fit sauter la ficelle, et les lettres se répandirent, semblables à un jeu de carte offrant un choix. Il écarta d'autorité les factures, EDF, banques, et autres pour sélectionner celles qui lui paraissaient prometteuses. Ainsi fut prise l'habitude, Jean, en sortant du centre de tri le matin, réalisait un second tri, gardant pour lui le meilleur, la vie d'autrui dont il se repaissait, planqué dans un recoin de l'ancien Bourg. De lettres d'amour, il n'y en eut pas, mais dans ce fatras de vies mêlées qui finalement ne l'intéressaient pas, des enveloppes aux timbres beaux étranges sortaient du lot. Jean les attendait avec impatience, elles arrivaient régulièrement, tous les trois jours environ.
Il s'agissait de longues pages manuscrites, parfois accompagnées de photos, joliment écrites, qu'un homme probablement de son âge adressait à une femme, peut-être une mère ou une épouse. Ces lettres racontaient l'Afrique avec une telle passion que Jean en avait le souffle coupé. Assis contre un arbre ou à plat ventre sur la mousse, il sentait la chaude respiration d'un continent libéré de ses liens avec l'ancien monde, resté sauvage et palpitant. Il rêvait de savanes blondes ondulant comme de lointains troupeaux de camélidés, d'étendues de sable parsemées d'étoiles et de femmes longues et noires aux gestes lents, comme des lianes.
Jean ne vivait plus que dans l'attente de nouveaux récits, qu'il lisait plusieurs fois, fébrile et haletant.
Arriva enfin le jour où la voiture jaune resta devant la poste.
Arriva enfin le jour où l'on chercha Jean partout, en vain.
Le facteur était parti, suivant ses rêves et son coeur qui depuis si longtemps, battait au rythme des tam-tams.