Louise et Albert
"Monsieur M... 1 découpé crème pour cadre acajou", disait au crayon à papier, une écriture penchée au dos de la photo. Pas de date, pas d'endroit mentionné.
C'est la photo, la seule et unique de nos grands-parents, dupliquée à des dizaines d'exemplaires, que nous avons tous dans la famille, qui trône sur les cheminées ou les télés des gens de ma génération encore, et qui sans doute ira dormir dans une valise abandonnée au grenier pour les suivantes.
Droit d'ainesse oblige, ma mère eut l'original, tout cranté et jauni, que j'ai posé sur la table à couture de Louise, ma grand-mère. Un délicieux petit meuble que l'on peut ouvrir en soulevant le dessus, sobrement travaillé par l'ébéniste en jouant avec la veine du bois entouré d'une fine lisière de marquèterie plus claire. Puis un tiroir que petite j'ouvrais délicatement, étonnée par l'espace réduit, y cherchant vainement à chaque fois, la trace d'une mamy, un bout de dentelle, un dé ou une paire de ciseaux de brodeuse, fins et tarabiscotés. Mais le petit nécessaire gardait tous ses secrets et mes doigts fouineurs ne rencontraient que boutons de liquettes récupérés , étuis remplis d'aiguilles sagement alignées selon leur taille et bobines de fils au garde-à-vous, objets banals destinés aux petits raccommodages usuels de la maisonnée.
En dessous, une petite plate-forme entourée de croisillons pour déposer l'ouvrage en cours, que parfois j'avais la permission de squatter pour y faire dormir mon ours en peluche.
Louise avait créé un petit atelier de couture pour parer aux déficiences financières répétées de son Albert, bon époux et bon père de famille certes, mais qui avait la funeste habitude de jouer aux cartes. C'était donc elle qui, bien souvent, quand un Albert des mauvais jours rentrait honteux et tête basse, faisait bouillir la marmite en confectionnant les trousseaux des jeunes filles de "bonnes familles".
Plus tard, je découvrirai l'un des ses chefs-d'oeuvre, que ma mère ne me montra que lorsque j'eus l'âge d'en apprécier le travail et la beauté. Une grande nappe de lin blanc dont la trame fragile et transparente laisse courir entre des rails ajourés d'élégants feuillages et des fleurs en boutons. "Et regarde bien maintenant l'envers, la façon d'arrêter les points, tu vois cette perfection, cette minutie?" disait maman, émue, qui retournait des années en arrière, dans sa propre enfance. Le petit appartement parisien exigu, Louise penchée sur son ouvrage devant la fenêtre s'ouvrant sur les beaux quartiers, la boulangerie en bas, le marchand de quat' saisons et l'épicerie du coin où sa jeune soeur volait des oignons en allant à l'école, on n'avait jamais compris pourquoi, et les voisins du 5ème, qui avaient si peur des Allemands pendant la guerre, qu'on avait du mal à les faire rentrer chez eux...Maman écrasait d'un doigt quelques larmes au coin de ses yeux, et nous repliions religieusement la nappe de fée dans son papier de soie.
Ils sont serrés l'un contre l'autre, sur la photo. Louise légèrement en retrait, a posé sa longue main fine sur le bras d'Albert. Toute pâle mais souriante, la tête légèrement inclinée vers lui. Elle devait déjà être malade, elle semble si fragile et déjà ses cheveux encadrant son front haut sont blancs alors qu'Albert reste si brun. La jolie main semble à première vue prendre doucement appui, mais pour qui connait le couple, on peut également penser que la main le retient, comme pour apaiser cet inquiet, ce nerveux permanent.
Albert est en costume sombre, il porte une cravate claire et une pochette, et comme il ne sait que faire de ses mains lorsqu'elles n'ont point de cartes à caresser, il les a jointes, gauchement. Sagement. Avec pourtant son petit air de ne rien prendre au sérieux. Il parait un peu intimidé aussi, il n'aime pas qu'on le prenne en photo, mais peut-être sait-il, ou pressent-il déjà combien cette image sera importante pour ses filles, dans peu de temps...
Du lierre grimpe sur le mur derrière lui, tandis qu'un rosier presque aussi haut qu'elle cache le bras de Louise, encadrant deux silhouettes à l'élégance naturelle, minces, droites, si dignes.