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Publié le par almanito

Sur la colline un banc, le temps de s'arrêter et de contempler...

Combien? Cinquante ans après, oui, environ...

Nous avions fait le détour parce que nous l'avions toujours voulu sans nous l'avouer et parce que cela devait être ainsi.

La colline surplombait les trois maisons s'épanouissant comme de grosses fleurs pâles au milieu des prés dans la vallée.
Celle des voisins, petite bicoque cernée de massifs de pensées devant la façade, ombragée d'une tonnelle de vigne dans la cour où les poules picoraient les restes de nos goûters: tartines grossièrement taillées dans un pain large recouvertes de confitures de melons. Au fil des naissances qui étaient nombreuses dans cette famille, on rajoutait vite des pièces à la maison qui prenait des formes biscornues, véritable défi à toute logique, scandale architecturale mais labyrinthe enchanté et point névralgique des parties de cache-cache pour nous les gosses.
La construction s'allongeait ainsi, serpentant cahin-caha en direction des plants de salades pour se terminer par la buanderie, haut lieu des ablutions de fin de semaine. Du plus petit au plus grand, ils s'y rendaient deux par deux, serviette éponge pliée sur le bras, l'un rinçant l'autre à tour de rôle à l'aide d'un broc d'eau chaude qui s'écoulait dans le tub. La vapeur s'échappait toute la matinée d' un conduit de tôle de récup' fleurant la savonnette et le shampooing, mais seul Boulou, le petit dernier, avait droit à une goutte de "sent bon" sur sa tignasse bouclée. "Arrête, tu me prends tout le sent bon!" disait-il à la fois indigné et flatté, lorsque nous nous penchions pour humer le vague parfum de violettes qu'il dégageait.

A côté, la grande maison carrée aux volets rouges toujours semi fermés des G... entourée d'un grillage que nous ne franchissions jamais. Vivait là un petit garçon vêtu de shorts ou de pantalons de flanelle grise, le cou serré par une cravate bleu marine flottant sur une très règlementaire chemise blanche. Nous le voyions parfois le dimanche jouer au foot tout seul sur la pelouse de son jardin où l'on ne faisait rien pousser que du gazon, au grand dam du pépé de la bicoque pour qui la terre servait à" planter des patates et rien d'autre!" considérations généralement suivies d'une bordée d'injures patoisantes fort plaisantes. Nous n'avions pas le droit de lui parler et lui, feignait d'ignorer nos jeux bruyants. Comme il n'allait pas à l'école publique comme nous, nous en avions déduit qu'il était certainement suprêmement intelligent et riche, certainement encore plus que l'instituteur, d'où notre regard mêlé de respect et d'admiration, d'envie et de mépris.

Et puis enfin "la nôtre". Notre maison à nous. Grande, toute blanche, à cheval sur une carrière désaffectée qui donnait un curieux contraste entre le devant, ventru, et les lignes effilées de l'escalier extérieur montant à l'étage côté cour...
Et au-delà, le jardin.
Maman aux petites heures du matin, accroupie entre les rangs de haricots verts, la nuque perlée de sueur, toute brunie de soleil, pestant "contre ces gosses qui refusent de se lever à 5 heures pour aider" mais épanouie et souriante, heureuse de ce petit miracle: ma parisienne de mère découvrait la terre, récoltait ses légumes et ses fruits... Parterres de fraisiers que nous avions le droit d'arroser à la nuit tombée en pataugeant délicieusement dans la boue, rames de petits pois tendres et sucrés chapardés en surveillant la fenêtre de la cuisine, framboisiers pillés...
Les matinées étaient consacrées à l'équeutage des haricots, production phare du potager, qui remplissaient les placards une fois rangés dans les bocaux en prévision de l'hiver. "Ou d'une guerre", disait mon père. Les femmes s'installaient en cercle sous un pin devant une montagne de haricots, tandis que les hommes prétextaient une foule d'occupations prévues de longue date et filaient en sifflotant, les mains dans les poches, un journal plié sous le bras.
Aux repas, on tirait les rallonges d'une impressionnante table en pin massif à laquelle on rajoutait souvent une ou deux tables de cuisine destinées aux enfants de la famille ou voisins. Tout était prévu en taille maxi, places quantités, tout était partage. Tout était si simple, tout était si grand. Si rassurant.
Aurions-nous imaginé?
Tu te souviens? ....

Le banc était toujours là. Abimé. Ebréché, tagué de dessins malsains. Mais il était là, sur la colline.
Je ramassai quelques noix que l'automne avait détachées du vieil arbre sous lequel nous venions nous raconter nos chagrins et nos secrets de gosses ou cacher nos escapades d'écoliers buissonniers.
"Tu en veux une?"

En bas, dans la vallée, le défilé ininterrompu des voitures emprunte la bretelle menant à l'autoroute, grand serpent sombre et fumant, pressé de filer vers le monde moderne.
Y avait-il jamais eu, à cet endroit là, trois maisons pâles comme des corolles de fleurs au milieu des prés?...

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C
Nos mémoires sont remplies de maisons.Il me semble que nous ne faisons dans nos vies qu'aller de maison en maison, et que chacune garde en elle un peu de nous.<br /> Tant qu'on ne les démolit pas...
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A
J'en suis persuadée, chacune garde un peu de nous et c'est pour cela que c'est si triste lorsqu'on les démolit, comme la jolie petite maison dont tu nous a parlé cette semaine, ou celle de mes parent, remplacée par une bretelle d'autoroute...
M
Oui, j'en veux bien une, noix...deux, pour les casser ensemble...merci....oui, je me souviens, oh la la, pendant que ton pinceau peignait d'un bout tes souvenirs, il peignait, de l'autre bout, les miens avec la même précision et la même émotion ! Tu savais que tu avais un pinceau à deux bouts ? eh be voilà, c'est fait ! tes petits pois tendres, sucrés, à la dérobée, ont fait ressurgir les fraises de mon enfance, lorsque j'en prenais une dans la rangée, une seule, toute chaude et parfumée, en priant pour que mon grand-père ne s'aperçoive de rien, en remettant une feuille sur l'endroit du délit !...
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A
Allez, on partage les noix et le pinceau et je te laisse la maison de correKtion pour avoir volé les fraises!
I
Les souvenirs du temps passé sont toujours nostalgiques. Forcément,... "on se sent floué par les années perdues", Léo Ferré dans sa chanson "Avec le temps".<br /> Merci alma pour ce beau récit.
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A
Sympa de penser à Ferré mais c'est trop pour ce simple récit :) Merci Katia
J
Une description empreinte de nostalgie et de souvenirs durs mais heureux ! Une belle page
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A
Durs? Pourquoi?
M
Délicieux souvenirs des jours heureux que tu nous contes à merveille. En comparaison, je me demande quels seraient les souvenirs du "pauvre petit garçon riche".....<br /> Bon dimanche Alma.
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A
Tiens, oui, en voilà une idée intéressante! Certainement pas les mêmes que les nôtres mais sans doute ressentait-il des sentiments similaires: mépris et envie.
C
Un récit comme je les aime, bourré de souvenirs et de nostalgie d'une vie qui paraît si lointaine ! Un mélange d'émotions et de sentiments, par exemple ce petit garçon de famille riche qui n'a pas l'air si heureux que ça parce que si seul ...<br /> Bon dimanche, bisous !<br /> Cathy
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A
C'est l'idée qu'on s'en fait mais peut-être préférait-il son sort au nôtre. On l'avait certainement éduqué de telle sorte qu'il se sente supérieur!
J
Un très agréable moment passé au milieu de tes souvenirs contés avec talent<br /> Merci Alma
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A
Merci Jackie, passe un bon weekend.
C
Un heureux âge ... flot de souvenirs ... j'aime ...<br /> Très belle soirée à toi Alma. <br /> <br /> (J'essaie de copier les articles de mon ancien blog sur le nouveau ... mais pas simple ... cest pour ca que le dernier article te disait quelque chose ☺)
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A
Ah d'accord! Hé bien j'ai eu plaisir à le revoir! Bon courage pour le "déménagement".
P
Des souvenirs, de la fraîcheur, une ambiance si bien racontée qu'on y est...<br /> Merci pour ce joli moment passé en ta compagnie Alma.<br /> Je te souhaite une belle fin de soirée.
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A
Tout le monde s'y retrouve un peu, hé oui!
C
Ce n'est pas évident de rendre aussi bien les souvenirs d'enfance. Ici, dans ton texte ils ne sont pas du tout altérés, c'est comme si c'était hier. Moi aussi j'avais des grands-parents qui faisaient les conserves "au cas où il y aurait une guerre". Comme beaucoup qui en avaient déjà connues deux. Et les souvenirs de haricots à rames me reviennent également. Tu faisais les conserves l'été ?
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A
J'étais à l'âge heureux où l'on ne pense pas aux lendemains et les travaux dans la cuisine, moi...<br /> Les souvenirs sont toujours altérés, on les rend toujours plus sombres ou au contraire plus lumineux que ne l'était la réalité je crois.
P
L'ambiance familiale est remarquablement rendue, images vivantes des gosses d'hier comme si j'y étais, en vrai j'y étais, et le petit voisin triste emprisonné dans son carré de pelouse et sa chemise blanche je l'ai connu, le pauvre petit garçon riche.
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A
On devait être copines déjà sans le savoir alors ;) je me suis retenue pour ne pas faire trop long mais je pourrais faire des pages sur ces sujets.
E
Alma, la lecture de ta page magnifiquement écrite, suscite énormément d'émotions. Les images familiales y sont vivaces et pleines de tendresse, même pour le petit voisin solitaire. La maison, le banc sont des personnages à part entière. Il me semble que nos souvenirs, quels qu'ils soient, heureux ou malheureux sont doux à évoquer car ils nous ont construits...
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A
Je crois que chacun de nous pourrait écrire un livre sur les maisons et les bancs d'enfance. Et d'accord avec toi, les souvenirs heureux et les autres s'émoussent ensemble dans la douceur pour faire de nous ce que nous sommes.