Avis de tempête
Louise s'est faufilée par l'entrebâillement de la porte du séjour. Les reliefs du repas sont restés sur la table dont on a tiré les rallonges. Les convives ont rejoint le salon pour digérer dans les fauteuils en rotins disposés en demi-cercle.
Assise à l'écart sur une chaise basse dissimulée par le caoutchouc géant, elle écoute la voix de Piaf hurler sur le microsillon qui lui donne des sueurs froides dans le dos. Papa aime "les belles voix", comme on dit. Celle de Piaf qui la terrorise, celle d'Yma Sumac qui la fait rire et celle de Paul Robeson qui fait trembler les murs et son coeur parce qu'elle l'adore.
La pochette du 33 tours git sur une chaise en paille, fond de ciel d'orage noir d'où se détache le visage dramatique et blafard de celle que Jeanne et Hugo appellent affectueusement la "môme Piaf". Papa raconte qu'ils l'ont vue plusieurs fois sur la scène de Bobino, il y a si longtemps que Louise n'était même pas née et que Jeanne et Hugo étaient jeunes.
C'est dire!
Louise retourne tout bas le mot Bobino dans sa bouche en souriant: un nom pour montrer des clowns, un nom pour rire, certainement pas un lieu pour cette...femme lugubre dont les éclats de voix lui retournent l'estomac. Les grands ont de ces idées, parfois...
Elle n'a pourtant rien d'une môme, cette dame en deuil qui gueule toute la misère de la terre et pétrifie les adultes dans une admiration béate, pas plus que ses goualantes n'évoquent les joyeux pépiements des petits oiseaux qui la réveillent le matin. Goualante, un autre mot que Louise vient d'apprendre et dont elle se sert à tout propos pour peu qu'on lui casse les oreilles...
Gueulante, goualante, c'est pareil.
D'ailleurs Jeanne va en pousser une sacrée, tout à l'heure, c'est sûr.
Quand le saccage du jardin sera découvert. Les massifs effondrés, l'inondation dans les plates-bandes de salades et tant d'autres catastrophes que Louise n'a pas eu le temps de répertorier lorsqu'ils ont arrêté leurs jeux de petits barbares.
Quand tout le monde sera parti, que les petits anges des invités seront remontés en voiture dans la plus parfaite impunité et que Jeanne aura récupéré tout son petit monde parti demander l'asile politique chez des voisins compréhensifs.
Ca va chier des bulles! comme dirait Jacquou, son petit copain de 2 ans plus âgé, toujours là pour les mauvais coups, qui dispose d'une amusante panoplie de vocabulaire sans cesse remise à jour.
N'empêche, elle aimerait bien qu'il soit à ses côtés en attendant le début des hostilités, car Louise est ainsi: en pareil cas, elle ne fuit pas, elle affronte. C'est elle qui essuie le plus gros de la tempête, c'est elle qui répond, qui argumente et trouve les excuses les plus farfelues pour expliquer les dégâts, c'est elle qui implore le pardon en se tordant les mains de désespoir comme les comédiennes à la télé. Mais après, c'est fini. Un bon orage d'été, violent, sec, mais court, qui se termine parfois par le clin d'oeil complice que papa lui adresse en douce... Alors que pour les planqués...ça peut durer si longtemps que le paisible et juste Hugo intervient pour calmer le jeu.
Sur sa petite chaise, Louise trouve le temps long. Du bout de ses orteils, elle joue avec la semelle intérieure décollée de ses souliers vernis trempés, songe que la petite bride de cuir sur le dessus de son pied se rétracte en séchant et lui fait mal et s'endort en attendant la tempête.