Marché
Le stand de Driss est bien trop parfait pour que Louise se hasarde à l'approcher de près et encore moins pour qu'elle ose y chaparder quelques cerises ou quelques gousses tendres de petits-pois. Driss, en metteur en scène génial et inquiet, orchestre l'agencement de son étalage sans un mot. De petites mains fébriles et obéissantes, abîmées par le gel et le soleil, suivent ses gestes pour monter les fruits en pyramides impeccables et donner, un piment par-ci, une tomate par-là, de la couleur aux épinards luisants de rosée et aux cageots débordants de haricots extra fins.
Aucun étalage n'égale, en qualité et en beauté, celui de Driss, dont le linéaire s'allonge au fil des mois proportionnellement à son succès, et aucun autre que lui n'a son pareil pour dénicher aux halles de Rungis, la perle rare, la nouvelle clémenvillas, la petite ratte de Bretagne ou l'étonnante patate violette.
Driss le cancre de l'école, le petit brunet binoclard du collège, bon à rien, mauvais en tout que les filles ignoraient, prend sa revanche dans les fruits et légumes dont il est le roi sur le marché. Trois files d'attente qui ne désempliront pas de la matinée devant son stand dont il connait les goûts et les exigences de chaque client. Il envoie un employé porter les paquets de madame jusqu'à sa voiture, n'oublie jamais les commandes spéciales et parfois réserve un petit cadeau de girolles ou de fraises à l'amateur quand ce n'est pas la saison. Bûcheur hyperactif et l'oeil vif, il veille au bon déroulement du scénario qu'il s'est fixé, et, malin, se réserve la clientèle "du patron" qu'il faut particulièrement soigner. Ses anciens compagnons si brillants à l'école se servent maintenant chez lui, mais Driss, lui, roule en BM, ce dont peu d'entre eux peuvent se vanter.
Louise se détourne à regret des paniers de fraises et se dirige en sautillant vers le stand de Michel le poissonnier. Un gentil blond tout frisotté avec une fine moustache rigolote qui rebique et qui bouge quand il parle. Pas plus épais que les petites crevettes grises qu'il offre à la fillette dans un cornet de papier et qu'elle croque têtes et queues sans le moindre décorticage en repartant en direction des fleurs.
Louise passe délicatement sa main sous les lourdes têtes joufflues des pivoines et fourre son nez dans les freesias en fermant les yeux. A voir ce que Marie-Antoinette lui a réservé, qui met de côté pour elle toutes les fleurs aux tiges cassées ou un peu abimées...
"Tiens te voilà, la miss! C'est encore toi qui sent la poiscaille si tôt le matin?"
Louise enfourne ses mains dans ses poches pour cacher l'odeur qu'elle trouve pourtant délicieuse. "Ah ben c't'encore mieux comme çâ" reprend Marie-Antoinette de sa voix traînante, "j'la plains ta pôv' mère avec une mioche pareille! Tiens fais-moi donc un bisou si tu veux un bouquet!" Louise sourit et incline la tête pour amadouer: " y aurait pas des pivoines cassées, des fois..." Non, il n'y a pas de pivoines cassées, mais Marie-Antoinette en rajoute quand même une au bouquet de petites éclopées multicolores pour lui faire plaisir.
Puis elle continue son chemin en se frayant un passage entre les caddies dans la foule, pressée de retrouver Jeanne pour se débarrasser des fleurs.
"T'as pas vu maman, Nando?" Nando, c'est le volailler. Un gros malin celui-là aussi, qui a su attirer la clientèle avec du premier choix et une variété de produits défiant toute concurrence. Près du stand, sa femme, une petite boulotte rigolarde fait rissoler des saucisses de canard et propose la dégustation aux chalands sur de grosses tartines de pain. Du coup, ça a donné l'idée à Nando d'installer trois petites tables rondes où l'on sert les ballons de blanc sec pour faire couler la dégustation et les gens se disputent les place. Un accordéoniste s'est greffé au tout pour mettre de l'ambiance. "Ta mère? Elle danse, ta mère, regarde" fait Nando en souriant.
Un couple danse en effet près des tables, ce que Louise n'a jamais vu au marché, Jeanne dans les bras de Lionel et Hugo son papa qui les regarde car Hugo, même avant son accident, n'a jamais aimé danser.
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