La douce amertume du cédrat

Publié le par almanito

L'été vaincu finissait sa course en s'étirant dans les moindres artères comme un gros chat fatigué. La ville apaisée ronronnait doucement, arrondissait  ses vieux pavés et les arêtes des  façades mises à vif par le soleil d'été, sous les rayons pâles d'octobre. 
La première averse avait rehaussé d'un ton les ocres et les roses des maisons, des rigoles émaillées de poussières luisantes crapahutaient le long des trottoirs pour déverser des vestiges de fin de fête dans la mer.
De petites vieilles girondes emmitouflées de noir réapparaissaient par petits groupes, qui  se laissaient bercer sur les bancs de la place dans l'ombre mouvante des platanes, contemplant dans leurs mains usées la saison de plus qui filait à pas feutrés.
Elle était là, elle aussi, adossée au grand palmier, semblant presque sommeiller mais son oeil vif ne perdait pas une miette du remue-ménage des maraîchers installant leurs marchandises sur les étals et surtout de celles qui restaient à l'ombre dans les fourgonnettes.
Délices attendus d'automne, chacun apportait sa petite production  de miel, de noix, d'amandes, de figateli qu'on ferait frire dans la cheminée mais la vedette incontestable, celle qui faisait intérieurement  bouillir d'impatience la calme Lucie, c'était  le brocciu, le délicieux fromage frais fleurant les herbes sauvages et la noisette. Le tout premier de l'année, descendu de la montagne qu'elle  rapporterait en hâte à la maison comme un minot dans ses langes car il est aussi fragile.
Giuseppi acceptait pour la forme les quelques piécettes qu'elle tenait à lui donner, pour l'amitié. Parce que le fromage fait maison tout comme l'huile d'olive pressée avec amour comme autrefois sont choses rares et trop précieuses pour être vendues.
Peu de mots échangés, on se contentait de hochements de tête entendus, de petits sourires, une grosse main posée sur la frêle épaule de Lucie suffisait à évoquer le monde d'avant, les rivières joyeuses de l'enfance cascadant entre les galets et le sentier de berger qu'on grimpait en suivant l'âne chargé de citrons et de cédrats.
-"Au fait, le cédrat! Tu en auras? " demandait-elle, "Tu sais que Lisa adore la confiture!"
Giuseppe lui tendait un filet déjà prêt pour elle, tout rebondi de gros fruits. "Tu crois que c'est ça qui la fera revenir, ta Lisa, la confiture de cédrats?"
Non, Lucie savait bien que Lisa ne reviendrait pas pour sa confiture, Lisa était docteur à Paris, maintenant et elle avait tant de travail, là-bas, que non elle ne reviendrait pas cette année non plus, mais ce n'était pas grave, elle irait à la poste, voilà tout.  Et il arriverait bien un jour où Lisa en trempant sa cuillère dans le pot tout collant de souvenirs, se dirait qu'il était temps de rentrer. 

La douce amertume du cédrat
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É
Bonjour Almanito. J'adore ta photo et ton texte très émouvant. Je suis allée 3 fois en Corse mais je n'ai jamais goûté le brocciu. Bonne journée !
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A
Normal, il n'y a pas de brocciu en été. Ce que l'on vend pour du brocciu en été c'est de la brousse. Tout comme la charcuterie vraiment corse, en été il n'y en a plus.
N
Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai découvert ce texte...honte à moi ! mais mieux vaut tard que jamais ;-) <br /> Ta photo est SUPERBE et le texte émouvant ++. Un très très beau billet ! Merci Alma.<br /> PS: je viens de manger des carottes râpées avec du cédrat cru de chez toi, le tout assaisonné avec un jus de citron (de chez toi), un peu de confiture d'oranges (aussi de chez toi) et un filet d'huile d'olive...un délice.
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A
???!!! Et l'huile d'olive, elle est de chez qui? :))))
A
La photo est magnifique, on y plonge comme dans un tableau cubique évoquant les marelles de l'enfance et les allées du temps qui passe entre les souvenirs
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A
Merci, j'aime bien capter les reflets...
A
Une grande douceur, un soupçon d'amertume à l'image de la saison qui s'achève et nous annonce l'hiver, celui de l'âge trop souvent replié sur sa solitude et l'éloignement des siens ...Lucie le sait, Lucie l'admet et savoure les plaisirs qui demeurent à sa portée. Beaucoup de sensibilité et une grande justesse dans cette évocation qui me touche. Merci !
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A
Merci à toi Arielle, pour la visite et le gentil commentaire.<br /> <br /> Ton url mène à canalblog, non à ton blog La Perluete, c'est dommage pour ceux qui voudraient te connaitre...
I
Une page se tourne, les enfants quittent leur région natale pour aller vivre leur vie, ce n'est pas souvent facile, ni pour eux, ni pour les parents. Le cédrat attendra et en sera que plus savoureux lors des retrouvailles.Un texte émouvant et talentueux comme tu sais les écrire, alma et une superbe photo de reflets qui me fait penser au passé !
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A
Je voulais évoquer une vie fragmentée avec cette photo, alors si elle te fait penser au passé, c'est un peu ce que je voulais :)
M
Tant sur la forme que sur le fond, tes textes sont toujours un régal. Parfois j'avoue que je ne sais même plus commenter car finalement, c'est l'oeuvre toute entière que l'on applaudit !<br /> Bonne fin de dimanche Alma
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A
Cette fin de dimanche ne peut qu'être bonne après un tel commentaire, plein d amicale indulgence, compliments que je pourrais largement te retourner;) mais attention je tiens à remettre mes baskets :)) Merci Louv'
C
Là, tu m'as fait pleurer. Non, les enfants qui partent au loin faire leur vie, même le goût du cédrat ne les fait pas revenir, hélas.
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A
Désolée, je ne voulais attrister personne...
P
Coucou Alma,<br /> J'ai aimé lire cette histoire empreinte de nostalgie.<br /> Certes la confiture de Cédrats ne refera pas revenir Lisa, mais d'une certaine manière les goûts, les odeurs...sont très importants pour nous rappeler que finalement tant que nous faisons exister ceux que nous avons aimé, ils ne sont pas vraiment partis.<br /> Belle fin de journée et merci
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A
Merci Pascale
E
quel talent tu as pour fondre des personnages discrets et vibrants dans des décors intemporels
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A
Merci Emma, mais ils sont là, autour de nous, les personnages..
L
On évoque plus souvent, il me semble, dans les commentaires, le "fond" des textes que la "forme". Ici, je suis frappé par le très agréable ruisseau des phrases, qui coulent doucement, en chantant ...
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A
C'est vraiment gentil Loïc, merci. On est peut-être plus attaché à la forme lorsque l'on écrit soi-même et que l'on mesure l'effort (en tout cas pour moi, on peut parler d'effort :))) )
C
Il est plein de nostalgie ton texte Alma, comme j'aime ! Et il a des odeurs et des images d'automne et ça aussi tu le sais, ça me plaît ! Dommage que Lisa ne rentre pas ... un jour il sera trop tard et elle regrettera ...<br /> Belle journée, bisous !<br /> Cathy
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C
Je parle en connaissance de cause ... de mon frère quand papa nous a quittés ...
A
C'est que l'on croit toujours que les parents sont éternels...
P
Touchée par cette tendre nostalgie des odeurs pures d'hier. <br /> Je serais docteur à Paris, je reviendrais au galop exercer près des senteurs d'oliviers et de cédratiers.
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A
Yep! Moi aussi d'ailleurs j'aurais préféré ramasser les olives plutôt que de "faire" docteur!
D
Tres beau texte saisonnier et tres jolie photo... Tu vois meme de loin je surveille les jolis écrits !
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A
Naaan, j'y crois pas!!! Doumé do Brasil?! Alors le forro? <br /> <br /> Alors t'inquiète pas, je fais des tours sur ton blog, j'arrose les plantes, je réponds aux commentaires :)) bref j'ai tout en main!
D
... quand je parviens à trouver du wifi qui ici est une denrée rare !!!