La fleur cassée

Publié le par almanito

Le grand Kader, le rude gaillard  taiseux ravale ses larmes sur le seuil du troquet.
Lila s'en est allée au paradis des fleurs des rues.
Les regards restent fixés sur la chaise en rotin désormais vide qu'elle occupait chaque après-midi pour siroter son café.
Il faudra du temps pour qu'à nouveau quelqu'un vienne s'y assoir.
Sa longue silhouette cassée, ses grands yeux noirs  tristes et ses pommettes qui s'arrondissaient dans un sourire nous manquent déjà.
Elle emporte avec elle un peu de chacun d'entre nous, bêtes et hommes qui connaissions son grand coeur, un peu de cette ville aussi, douce, étrange,  parfois violente et cruelle dont elle savait chaque pavé, chaque lumière et chaque noirceur.
Le quartier est orphelin.

 

Décembre 2017

Lila la magnifique

La rue déserte s'étire dans la grisaille le long des anciens docks mis à nu. De l'autre côté du grillage des engins lourds de béton et de goudron attendent leur heure, grosses bêtes monstrueuses et malfaisantes, pour achever d'engloutir  la ville sous leur charge  gluante.
On a chassé les joyeuses cohortes d'étourneaux et les goéland affamés, on a coupé les arbres vénérables, supprimé les bancs, arraché les petits squares ombragés. Les commerces ferment les uns après les autres. 
Un groupe de quatre ou cinq flics s'agite au bout de la rue, près l'ancienne boulangerie, QG de Zoltan qui a établi sa misère entre la chaleur et les sons de guitare qui sortent  du troquet et les oranges emballées de papier d'argent de l'épicerie. Les flics embarquent un homme sur sa chaise roulante, poivrot notoire, handicapé à ses heures selon son degré d'imbibition,  que Zoltan vient d'expulser  brutalement de son siège.
La silhouette voûtée de Lila tance le fautif qui se recroqueville comme un gamin contrit, puis à grandes brassées d'air explique aux flics que Zoltan ne boit jamais, qu'ils ne faut pas l'emmener car c'est justement parce qu'il n'en a pas l'habitude qu'il a perdu son contrôle. Elle en perd son manteau qui glisse de ses épaules et l'ample silhouette se rabougrit, laisse entrevoir la fragilité de la femme fatiguée, titubante sur ses talons amochés d'avoir trop arpenté les trottoirs. Mais le plaidoyer est énergique, Lila, à force de fréquenter toutes espèces de mâles les connait assez pour savoir les convaincre. Les policiers s'inclinent devant cette femme de coeur et de poigne, qui fait,  malgré ses racines apparentes et ses escarpins avachis, autorité de justice dans le quartier.
Les flics partis, elle engueule vertement Zoltan qui essaie de l'amadouer en jouant avec ce petit chien recueilli dieu sait où et qui ne grandit pas, puis, las des remontrances, s'inspire de la pâle étoile qui pendouille au réverbère devant lui pour sortir un guttural "maman! Joyeux Noël!" excédé.
Un petit crachin tombe, glacial, voilant les engins BTP derrière le grillage et les rares ombres des passants au loin, sous les lueurs fugaces du port, se fondent dans la nuit.
Lila réajuste son vêtement sur ses épaules et disparait, frêle et grandiose dans le dédale des rues étroites. 

 

 

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I
Oh non, pas Lila !
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I
Nous, on ne la connaissait pas, mais tes mots nous la faisaient vivre. ça m'a fait bizarre, ce texte, comme si je perdais une vieille amie
A
Comme tu dis. Un manque terrible dans le quartier, quand je passe, je regarde sa chaise vide.
D
Il y a des gens qui ont ce charisme, cette autorité, cette aura naturelle qui fait que quelque soit leur rôle dans la vie, ils sont respectées pour ce qu'ils dégagent. Sans aucun doute que Lila en faisait partie. Encore une belle page !
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G
J'aime le regard et les mots que tu poses sur tous ces gens que d'autres ne voient pas.
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Q
Tristesse partagée.<br /> Elle est attachante, et il est certain qu'elle manquera à tous dans son quartier.<br /> Merci pour cette page.<br /> Passe une douce journée.
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F
Un personnage important et étonnant que tu nous fais aimer car une tendresse bourrue émane d'elle au fil de la lecture. Lila ne peut que nous émouvoir tant elle a donné à ses frères de quartier. <br /> J'aime bien les histoires que tu sais si bien nous dévoiler et ton empathie pour les malmenés de la vie
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M
Ainsi elle est arrivée au bout de son parcours, Lila. Pensées pour elle qui fut si "réelle"
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P
Touchante ta Lila, et touchant ton Zoltan... tous deux sur le fil de ta tendresse.
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L
Une douce tristesse, pudique ... Merci
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I
La fleur n'est pas cassée, elle subsistera grâce à tes mots et restera toujours vivante dans le coeur de ceux qui l'ont connue. Tu lui rends un très bel hommage !
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E
Fleurir le paradis, un bien joli destin.<br /> C'est un bel hommage que tu lui fais sur cette page….
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E
quand le talent se conjugue à l'empathie pour les "petites gens", cela donne une formidable galerie de beaux personnages. Lila aura eu hommage digne d'elle. Et quelle chance d'habiter des villes et villages du sud où on peut vivre en partie dehors et donc rencontrer son prochain
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