Le pot-au-feu
Je viens d'un pays où l'on mange du riz. Les jours d'abondance, on en mange 2 fois, mais le plus souvent, on est déjà bien contents d'en manger 1 fois.
Du riz.
Et lorsqu'il n'y en a plus, on attend. On attend la prochaine récolte en espérant que les crues, le vent, les insectes, la guerre ne viennent pas nous en priver.
Madame et Monsieur sont partis de bon matin l'autre jour, ils allaient passer le weekend dans une propriété "tout ce qu'il y a de plus chic" avec des gens "très selects" avait précisé Madame, petit doigt en l'air, bouche en cul de poule, en grignotant un de ces petits fours dont le prix au kilo dépasse celui de mon salaire hebdomadaire.
A voir les préparatifs de toilettes, la fébrilité exaspérée de Madame qui n'a cessé de houspiller la pauvre Ernestine durant les jours qui ont précédé la petite sauterie - est-ce la faute d' Ernestine si Madame a grossi au point que toutes ses toilettes la boudinent comme un nem et est-ce sa faute si les chairs du menton de Monsieur en se relâchant débordent sur les cols cassés si soigneusement amidonnés? - j'en avais conclu que Monsieur et Madame se rendaient certainement dans un château célébrant un grand mariage princier dont nous aurions les échos dans la presse et peut-être même à la télé.
Enfin la berline fut avancée devant le perron et Monsieur et Madame sont partis, conduits par Jules, le chauffeur, attifé pour l'occasion d'une redingote et d'une casquette rappelant les militaires d'opérette moustaches lustrées rebiquant sur les narines. "Vous trouverez dans l'office de quoi nous préparer un "pot-au-feu" pour dimanche soir, n'oubliez pas Yaya" avait encore crié Madame par la portière.
Yaya, c'est moi, Madame, incapable de se souvenir de mon nom, m'appelle ainsi, et comme dit Madame "qu'importe, tout le monde s'appelle Yaya dans votre pays, non?".
Le "pot-au-feu" étant aussi exotique à mon sens que mon prénom l'est à madame, je n'ai su que faire des ingrédients trouvés sur la table. Winston, le setter de Monsieur me faisant les yeux doux, je lui ai volontiers laissé les os sanguinolents, pensant qu'ils lui étaient destinés car jusqu'alors jamais je n'avais vu ni Monsieur ni Madame ronger un os. Puis les carottes que j'ai râpées avec les oignons et accommodés d'une bonne vinaigrette. Restait la grosse boule dont l'odeur de terre prononcée et écoeurante m'indiqua le chemin du poulailler pour lequel la chose était certainement prévue à en voir les volailles qui se ruèrent dessus avec voracité. Enfin et à tout hasard, le dimanche soir, j'ai allumé le gaz sous la casserole pleine d'eau, doucement, afin que Madame trouve son "pot-au-feu" tel qu'elle l'avait souhaité, sans me poser de question car les désirs de Madames sont inexplicables et je suis montée dans ma petite chambre de bonne me réfugier sous l'édredon rapiécé et sali par des générations de domestiques.
Depuis cette histoire de pot-au-feu fait les délices des dîners de Madame. La conversation s'arrête net lorsque j'arrive dans ma tenue de soubrette avec mon tablier blanc et cette chose ridicule que Madame me fait porter sur la tête, un peu comme la couronne de leur Miss France mais sans les brillants. Et les rires fusent dès que je sors. "Ha ha, ma chère, vous avez trouvé la perle!"
Tout cela m'est égal, je sais par Ernestine que Madame "s'est faite engrosser exprès" par Monsieur quand elle était jeune et que les parents de Monsieur n'ont eu d'autre solution que de les laisser se marier, car c'est ainsi: Monsieur amoureux de Madame, fille d'un cantonnier et d'une femme de charge de surcroît alcoolique, menaçait de faire scandale. Et il n'est pas plus féroce bourreau qu'un petit parvenu envers "ceux qui ne sont rien".
Sujet 32/2018 - du 29/09 au 06/10 - Mil et une, atelier d'écriture en ligne
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