Les larmes d'Anna
Nonce, dit Nono est mort.
Anna se tord les mains tout en marmonnant une prière à sa façon: "Eh merde il me fait ça un jour de marché, qu'il y a un bateau de croisière qui s'annonce, mon Dieu Jésus Marie vous m'êtes témoin qu'il ne m'aura fait que des misères mais tout de même accueillez-le près de vous parce qu'il était mon mari et que je suis bonne chrétienne".
Sa fille arrive, vêtue de noir comme toujours, prête au deuil d'un bout de l'année à l'autre avec ses cheveux sombres en pan de rideaux autour de son visage bistre et cette ligne de sourcils épais qui lui barre la figure comme un crucifix, juste comme celui de son défunt père. Aucune émotion, elle se plaque contre le mur dans la pénombre parce qu'elle ne sait pas ce qu'il faut faire et qu'Anna va sûrement la houspiller. "Il est mort sans les sacrements, ce mécréant, paix à son âme! Va chercher le curé, préviens ton frère et va dire au marché qu'on me démonte le stand. Fissa, oh! Marie-Ange, remue-toi!"
Elle l'avait connu à vingt ans, lui promenait sa grande carcasse déjà un peu avachie le long des docks, cigare au bec avec son melon qui lui donnait l'air d'un Monsieur tandis qu'elle attendait le retour de pêche du pointu de son père au petit matin. Comme elle n'avait pas envie de vider et racler la poiscaille toute sa vie et que le Nono possédait un bar à filles dans une de ces sentes mal famées qui filaient vers la mer, elle avait accepté de l'épouser parce qu'il avait des sous. Anna s'était empressée de virer les filles de l'établissement mais Nonce n'avait rien lâché en ce qui concernait les jeux clandestins en sous-sol. Il lui avait donné deux enfants, la sombre et mollassonne Marie-Ange, véritable Nonce en jupette copie conforme du paternel avec ses paupières tombantes et sa mine pathologiquement abrutie qui à son tour avait donné naissance à une petite Flora aussi rondouillarde et vive que sa grand-mère dont elle était la grande fierté et Jean-Philippe, sourd de naissance mais qui selon Anna, l'était devenu en voyant son père pour la première fois: "pauvre petit, ça lui a suffit de le voir, il a préféré ne pas l'entendre! C'est triste mais je le comprends!"
Et elle ne manquait jamais de faire suivre ce genre d'assertions d' une ou deux prières en forme d'excuses qu'elle adressait aux saints de son choix ou à Dieu directement suivant le degré de gravité de ses paroles.
Ils avaient fini par se séparer, Anna ne supportant plus les odeurs d'alcool et de cigare froid au petit matin, et lui soulagé de ne plus avoir à entendre les sempiternelles remontrances de sa chère et tendre qui malgré tout et parce que Là-Haut, on lui en serait gré, continuait à s'occuper de son linge et de ses repas.
Depuis qu'il avait pris sa retraite, "mais tu es en retraite de quoi?" disait Anna, "que tu n'as jamais rien fait de ta vie, gros feignant!", Nonce avait pris l'habitude de s'assoir en face du stand d'Anna dont il surveillait les faits et gestes et surtout les papotages, intervenant parfois: "dites, vous avez pas fini de la distraire, laissez-la travailler, ho!" Ce à quoi Anna répondait sans élever la voix qu'elle n'était plus sa femme depuis belles lurettes, le poing hérissé de son grand couteau à pain, puis ajoutait à l'adresse des clients médusés "voyez un peu le boulet que je me traine" tout en se signant, ce qui faisait cliqueter la spirale sans fin de ses bracelets en or.
Personne ne sut très bien comment exprimer des condoléances à Anna, les mots trébuchaient et les yeux tantôt interrogateurs, tantôt dans le vague montraient combien on craignait le pire de la part de la veuve en cet instant solennel.
Mais Anna derrière le corbillard pleurait, ce jour-là, de dignes et vraies larmes... dit-on...