Mick l'américain
L'aide ménagère avait nettoyé en grand la chambre d'invité, secoué les tapis et disposé le boutis tout propre sur le lit. "N'oubliez pas de faire briller le lustre en cristal" avait recommandé Suzanne qui avait tourné en rond toute la matinée en multipliant ordres et contrordres et vérifié les poussières en promenant un doigt soupçonneux sur le dessus des meubles. Le lustre n'était pas en cristal, elle le savait bien, mais elle avait toujours rêvé d'en avoir un et à force de le répéter, elle avait presque fini par se convaincre qu'il était en cristal. Il suffisait de le frotter pour le faire briller, voilà tout.
Le ragoût mijotait tranquillement quand Michel était arrivé. Elle n'avait pas eu le loisir de le voir sortir de la vieille guimbarde qui avait enfumé le quartier ni vu les regards narquois qui se retournaient sur la silhouette improbable de ce vieil adolescent qui avait sauté la case adulte avec ses santiags, son blouson de cuir râpé et sa barbe poivre et sel négligée qui lui bouffait la moitié du visage.
Elle était restée interloquée quelques secondes lorsqu'elle avait ouvert la porte, bien droit, les mains posées sur le chambranle, dans une pose à la John Wayne, il lui souriait et elle avait juste dit "mon frère, mon petit frère!".
Elle l'avait attendu plus de 40 ans, ce petit frère prodige, son cadet de 20 ans qui un jour avait claqué la porte du domicile paternel et qui était parti en Amérique et dont on n'avait plus eu de nouvelles. Il n'était même pas rentré à la mort des parents parce qu'on n'avait pas su où le joindre. Et maintenant qu'il était avachi sur le canapé,la chemise ouverte sur une poitrine creuse occupée par une grosse chaîne dorée, elle se sentait intimidée. Elle n'arrivait pas à détacher ses yeux de l'aigle qui grimaçait dans un pli de botte et toutes les questions qu'elle s'était posées durant ces longues années lui étaient sorties de la tête.
Elle le laissait parler, sans lui poser de questions. Il lui avait offert un sous-mains en éponge synthétique orange imprimé en noir de la statue de la Liberté qu'elle avait posé sur le bureau d'acajou serti de cuir vert hérité de son père et avait sorti un peu convaincu: ça fera plus gai...
Pendant qu'il racontait New-York, San Francisco, le Grand Canyon et Hollywood, elle le regardait manger en songeant qu'il n'y avait pas fait fortune bien qu'il prétendit avoir remporté un succès fou dans les grandes salles connues du monde entier. Bien sûr elle ne lui demanderait pas pourquoi on n'avait jamais entendu parler de lui, bien sûr elle ne lui dirait pas qu'elle le soupçonnait de ne jamais avoir pris aucun avion, aucun bateau. Il avait dû végéter dans le métro ou dans les rues de Paris avec sa guitare, une sébile à ses pieds comme on en voyait tant, à Paris ou ailleurs.
En fin d'après-midi, il s'était étiré et avait dit qu'il voulait dormir au village, dans la vieille maison inhabitée depuis des lustres des parents et arrière grands-parents. Suzanne avait argué que les compteurs d'eau et d'électricité avaient été coupés depuis longtemps, que tout devait être couvert de poussière et qu'il ne restait plus que deux vieux là-haut alors qu'ici sa chambre était prête mais il n'avait rien voulu savoir: il voulait dormir et se réveiller dans son village, au milieu des montagnes.
Perplexe, Suzanne l'avait laissé partir, elle l'avait embrassé et avait dit au revoir... Mick, puisqu'il voulait désormais qu'on l'appela Mick, puis elle s'était attelée à la vaisselle pour réfléchir. Suzanne avait toujours les idées plus claires lorsque ses mains était occupées à un ouvrage.
Vers 20 heures une corde de la guitare que Mick avait oubliée contre la bibliothèque claqua dans l'air dans un bruit métallique aigu. Suzanne caressa l'instrument blessé avec sa corde cassée. Elle se sentait triste de ne pas avoir retrouvé le gentil troubadour qui chantait autrefois les vieilles ritournelles du pays en s'appliquant sur sa guitare, elle avait eu si peur de mourir sans le revoir.
Deux heures plus tard le téléphone sonna. Mick l'américain avait été retrouvé inanimé dans sa voiture devant la maison du village: "nous sommes désolés, madame, nous n'avons rien pu faire" disait la voix depuis l'hôpital.