Mattea
De loin la silhouette est petite et trapue. Avec sa veste sombre boutonnée jusqu'au cou sur une jupe de flanelle étroite, Mattea semble un bloc de granite inébranlable. Pourtant la stabilité est précaire sur ses mocassins dont elle ravage le contrefort, le chirurgien lui a rendu des hanches droites, pas comme celles de Faustine, de Maria ou d'autres qui maintenant déambulent en claudiquant, les jambes écartées comme des crabes ou ces gamins qu'on afflige de couches trop larges, mais il n'a rien pu faire pour ce pied aussi rongé d'humidité que les pointus du vieux port qu'on a mis sur cale pour leur offrir une seconde jeunesse.Elle a voulu faire le tour du quartier pour en constater les changements car il n'y a pas un endroit où ne sont pas en cours des travaux de rénovations depuis le début de l'hiver. Ce qu'elle voit semble lui hérisser les cheveux, et il y aurait bien de quoi, mais les épis bruns sur le haut de son crane ne sont que les corollaires d'une sieste récente. Elle a peut-être préjugé de ses forces et là, en bas de la rue, elle reste perplexe. Rebrousser chemin signifierait refaire tout le tour, ce serait bien long mais la strette monte et surtout au bout, il y a la voûte avec ses marches inégales et toute la saleté des rues adjacentes qu'on y repousse, comme si l'on n'avait trouvé que cet endroit pour y cacher toutes les noirceurs inavouables du quartier.
Mattea redoute ces voûtes qui, malgré leurs parois régulièrement repeintes de couleurs lumineuses, restent résolument obscures mais inévitables si l'on veut rejoindre les rues supérieures de cette ville montée en espaliers comme des vignes.
Pour s'encourager, elle se promet qu'une fois la voûte franchie, elle poussera jusqu'à la piazetta inondée de lumière et qu'elle se paiera un petit café sous les platanes, et peut-être que, si c'est lui qui sert, Thomas ajoutera un petit gâteau sec sur le rebord de la soucoupe. Mattea aime la douceur de l'endroit. On y vit au ralenti comme autrefois sur la place de son village, sous les branchages qui balancent ombres et lumière au rythme de la guitare qui pleure quelque part derrière des persiennes. Le comte Abbatucci sur son piédestal, depuis toujours pointe un index autoritaire en direction du sol, comme s'il voulait qu'on lui ramasse son mouchoir tandis que les pigeons et les tourterelles squattent et souillent ses épaules et sa noble tête.
Mattea choisit une chaise en terrasse de façon à avoir vue sur le golfe, les va-et-vient des oiseaux et les passants. Elle aime regarder les gens, ceux qui passent, pressés, qu'elle ne connait pas, les anciens qui s'asseyent comme elle, qui la saluent discrètement, ceux qui viennent l'embrasser, plus jeunes, qui parfois ont été ses élèves, et puis d'autres, qu'elle appelle pour elle-même ses olibrius, fraîchement sortis du bateau l'espace de quelques heures, telle cette jeune femme aux cuisses gainées de cuir qui sort d'un blouson froufroutant de plumes blanches une improbable tête d'autruche au regard ahuri. Mattea enfourne ses mains dans ses manches pour se réchauffer, croise les bras et sourit intérieurement, à la fois ravie et inquiète des changements étranges de ce monde...