Les caïds et les minnà*
Etaient-ce les bourrasques successives de ces derniers jours qui avaient fini par échauffer les esprits ou bien les effets du vendredi soir trop bien arrosé pour fêter le weekend, on ne sait pas. Toujours est-il qu'au milieu de la nuit l'étroite strette avait soudain retenti de hurlements et de coups. Des voix d'hommes qui gueulaient leur haine avinée et juraient des noms d'oiseaux tout en promettant la mort: "fais gaffe, t'aura plus un instant de tranquillité, je le jure, je vais te tuer et l'autre en face qui en promettait encore de meilleures, de plus cruelles.
En scène le Jacky, ce bon gros qui assortit ses baskets à ses maillots et se la pète dans sa grosse caisse rouge. On le craint dans le quartier parce qu'il travaille chez le mec qui a du pouvoir à peu près partout sur le territoire, un qui n'hésite pas à envoyer ses gros bras armés de barres de fer pour casser la gueule aux ouvriers sur les chantiers en grève. Jacky il est pas méchant, tout le monde le connait, il a grandi là, et la plupart du temps il vit encore là quand l'une ou l'autre de ses nanas l'a viré. Il rentre chez sa minnà comme quand il était petit et qu'il avait besoin d'être consolé. N'empêche, il n'oublie jamais de rappeler pour qui il travaille, il dit même qu'il est le bras droit de son patron, ce qui n'est probablement pas vrai mais dans le doute... Oui, on le craint, le Jacky. Même si parfois il rentre dans les maisons, dit bonjour à tout le monde, embrasse les mamies, apporte l'apéro et glisse en douce de petits paquets aux petits jeunes de la famille chuchotant à l'oreille: "prends ça coco, c'est pour toi, non, ça me fait plaisir", une petite tape paternelle sur l'épaule, le petit jeune enfourne la chose dans sa poche en rougissant, fier d'être dans les petits papiers du caïd. Un bon garçon, le Jacky.
En face le Dumé qui se la joue costard cravate été comme hiver, un vieux costard passé de mode tout élimé qui lui donne la dégaine d'un VRP en galère. Lui aussi a sa minnà, qui le nourrit et repasse sa liquette quand lui aussi sa femme l'envoie au diable. Il se veut respectable, porte de fausses lunettes et touche lui aussi à des truc pas très clairs. Ils sont copains d'enfance, il y a presque quarante ans ils jouaient ensemble dans la petite rue sale traversée par les caniveaux. Presque deux frères.
Pendant ce temps, sur le balcon de madame Abricot, la belle et son bûcheron viennent de rentrer de soirée à en croire leur tenue, elle en combinaison de soie safran, et lui en chemise à col cassé. Le parfum capiteux de la belle se répand dans l'air humide de la nuit. Ils discutent, accoudés au balcon sans même prêter attention au pugilat qui se déroule plus bas.
Tandis que tout le quartier épie la scène - merveilleuses persiennes que l'on peut incliner de façon à voir sans être vu - des personnes sont descendues pour calmer le jeu. Un gros homme rond comme une queue de pelle qu'on avait pas vu jusque là sort brusquement de la voiture de Jacky et file en criant d'une voix suraigüe: "houlàlàlà, je vais chercher ma minnà, houlàà!". Il tente de rentrer sous la voûte qui mène à une autre rue, rate son coup et s'écrase sur le mur, s'entortille dans sa parka qui lui descend jusqu'au pieds, recule, va t-il s'effondrer...? Non, il prend son élan et s'engouffre, toujours hurlant puis disparait.
Un vieux réussit à prendre Jacky à part, l'emmène plus loin: "allons calme-toi, il est fou, tu le sais, coiffe-toi, lààà!" Et ce faisant il lui reboutonne sa chemise mise à mal par le Dumé déchaîné et lui aplatit les cheveux sur le crâne d'une main qui se veut rassurante. La minnà, aidée de deux costauds attire son garçon de même, rectifie ses vêtements, lui rajuste la cravate. C'est drôle de la voir, plus large que haute, sur la pointe des pieds pour arranger son gamin. Elle ne manque pas de cran non plus malgré sa tête toujours étonnée de petite chouette, tout à l'heure, elle a fait barrage de son corps pour que le Jacky n'atteigne pas son petit avec l'arme qu'il a sorti de sa bagnole, et le Jacky, respect aux vieux, à rengainé. Mais les mots apaisants n'ont pas de sens pour les deux belligérants qui se dégagent pour se ruer de plus belle l'un sur l'autre.
Un oeil en direction du balcon des amoureux? Le temps est à l'orage, la belle vient de retourner une gifle, retentissante, sur la joue burinée de son bienaimé malgré le raffut des hurluberlus en bas. Décidément...
Une porte claque et quelques secondes après, monsieur bûcheron fait son apparition sous la voûte. Les bout de ses souliers étroits qui lui font mal, sa moustache bien lissée des grands soirs et ses yeux brillent du même éclat de jais sous la loupiote qui éclaire la scène.
Il est clair qu'il va se passer quelque chose, va t-il les attraper l'un et l'autre par la peau du coup pour d'un seul geste leur fracasser le crâne? Non. Méthodiquement, chacun leur tour et avant qu'on ait eu le temps de dire ouf, il leur envoie un poing bien ciblé et bien calculé dans la gueule. Ni trop, ni trop peu, juste la dose qu'il faut pour faire vaciller nos caïds sur leurs guibolles et que les minnà n'aient plus qu'à les remonter à la maison pour panser les plaies.