Le voyageur en short rouge
Par sa taille il rappelait le géant vert de la boîte de conserve bien que sa toison d'épaisses boucles blondes évoquât un Dieu nordique tout droit sorti d'un conte. Mais ce qui surprenait le plus, bien que l'on soit habitué au tenues voyantes et chamarrées des voyageurs d'outre-atlantique, c'était son short et sa chemise assortis, d'un rouge pétard comme on en voit dans les corridas. Pourtant rien d'agressif dans le comportement de ce colosse aux joues roses et aux cuisses marbrées de gros bébé dont le regard d'azur pâle ne laissait entrevoir qu'innocence et étonnement perpétuel.
Il déambulait alourdi d'un sac à dos dans la rue piétonne entre les échoppes proposant une marchandise corse made in très loin, un petit appareil photo autour du cou, chaussé de bons gros souliers de montagne comme s'il s'apprêtait à affronter le GR20.
Cependant ce vacancier hors norme, bâti en force avait manifestement mal choisi sa destination de voyage car il s'effondrait régulièrement sur les marches de San Rucchellu, haletant et suant à grosses gouttes. Il s'épongeait les tempes et le front avec un mouchoir blanc, soufflait et souffrait dans la chaleur étouffante qui remontait du sol par réfraction entre les hautes façades qui emprisonnait l'air, ne laissant aucun passage à la petite brise marine.
Deux petites heures passées au soleil sur la plage eurent raison de son épiderme fragile que le sable et le sel continuèrent de cuire et de ronger sans pitié et c'est ainsi que les plus matinaux le virent dans la nuit finissante prendre un bain tout nu et glapissant de bonheur dans le bassin de pierre de la place, sous les jets d'eau glacée crachés en continu par 4 lions qui en ont certainement vu d'autres et le regard ébahi du Premier Consul qui surplombe le tout.
On sourit.
Car on en est plus à relever les excentricités des visiteurs, et le corps diaphane de celui-ci, qui, sous les premières lueurs du jour avait quelque chose qui tenait d'un dieu neptunien forçait le respect et l'on n'aurait pas été étonné de voir surgir des naïades entre les jambes du colosse.
Il fréquentait beaucoup aussi les abord des terrasses de restaurants, s'installait en face et fixait les convives qu'il s'était choisis, généralement un couple, qui finissait par être gêné de ce regard appuyé. L'homme acquiesçait alors en souriant, l'air de dire: "c'est bon, hein!" comme pour les encourager à poursuivre leur repas et il n'était pas rare qu'il soit invité au dessert à partager un café et une part de tarte ou une glace qu'il engloutissait en deux coups de mâchoires d'ogre. Satisfait, il se levait la main sur le coeur, enchaînant maintes courbettes de reconnaissance et filait plus loin.
On commença à douter.
D'où venait-il? On se demanda dans quel hôtel il était descendu, les plus soupçonneux s'interrogèrent sur sa santé mentale et les plus affutés émirent l'hypothèse qu'il dormait... dehors.
En septembre il était toujours là. Il avait troqué ses vêtements rouges contre un débardeur vert bronze et un pantalon de toile de même couleur: ce géant décidément aimait les coordonnés, puis quand l'hiver arriva, il compléta sa garde-robe d'un lourd surplus américain et de bottes en caoutchouc, les seules qui furent à sa taille. La saison terminée, on avait rapatrié en centre-ville nos sans logis tenus à l'écart durant la période estivale pour ne pas effaroucher les touristes, comme si ces derniers n'avaient pas les mêmes chez eux et notre bonhomme fut tout heureux de se trouver des copains. De réservé et relativement discret, il devint le catalyseur de la bande, jovial et bruyant. Il n'avait pas son pareil pour aller faire du charme dans les commerces où l'on distribuait volontiers les invendus, boulangers et pizzerias en premier, et savait plaquer un gros bisou sur les joues maigres d'Aline à l'épicerie pour obtenir des bières. Jamais la petite bande n'avait été mieux nourrie et ... abreuvée.
Les mois passèrent. Celui qu'on avait appelé le Viking disparut. C'est le calme qui s'ensuivit qui nous alarma. La bande estropiée de l'un de ses membres continuait à défiler pour le ravitaillement mais les dos étaient courbés. Fini les grosses rigolades bruyantes, les disputes et les descentes de flics, les hommes silencieux s'enroulaient dans leurs couvertures dans les recoins, flanqués de leurs chiens pour passer l'hiver. Aline eut beau les questionner, nul ne savait où était passé le Viking ni même s'il était mort.
Un beau jour d'été, 2 ans plus tard, Aline, toujours elle, la généreuse Aline, vit s'encadrer dans la porte une silhouette massive.
C'était bien un Viking, presque tout pareil à l'original, qui se tenait là avec un gros bouquet de fleurs, et si ce n'était pas le nôtre, c'était son frère, qui fit décoller Aline du sol pour l'embrasser, lui offrit le bouquet et un gros billet à valoir sur les futurs achats de la petite bande.
Le nôtre était resté en Balagne où il avait trouvé un job grâce à ce frère qui l'avait inlassablement recherché pendant des mois et qui l'avait retrouvé, là, une nuit sur l'un de nos trottoirs.
Lui, avait eu plus de chance, il avait tout de suite trouvé du travail à son arrivée, des années auparavant, avait réussi à régulariser sa situation et appris un peu de français qu'il mélangeait avec grâce à quelques mots de corse et de hongrois.
Encore maintenant, les larmes d'Aline, quand elle raconte...