Le petit salon de boulogne- Billancourt

Publié le par almanito

‌Aucune faute de goût dans ce minuscule séjour fleurant la rose fanée et l'encaustique comme autrefois.Même si la fenêtre ajourée de dentelles effilochées s'ouvrait sur un boulevard bruyant hérissé des tours mornes de l'ouest parisien jouxtant le pont de Boulogne,derniers vestiges des constructions sans grâce des années 60, autre monde qui n'avait pas sa place dans la pièce. 
Mademoiselle Cécile tentait d'y faire revivre une enfance provinciale quelque peu morose quoique cossue, comme dans un musée.
Tout y était fragile et délicat, du plus petit verre à liqueur  au  guéridon bancal en bois précieux  sur lequel elle installait sans se troubler le service à thé en Wedgwood  dont l'une des tasses aux fleurs pastelles désuètes avait perdu son anse, incident qu'elle ne manquait pas de rappeler dans le détail à chaque visiteur. Visiteurs  heureusement  fort rares sans quoi elle se fut probablement lassée de ressasser une histoire somme toute anodine et sa vie en aurait perdu une partie de ce petit goût poussiéreux du passé qu'elle chérissait et entretenait au même titre que ses bibelots de cristal, fussent-ils ébréchés.
Sa vieillesse s'écoula péniblement, entre de vagues relations acceptant de la recevoir le dimanche et la bouteille de whisky dont elle abusa au point d'en mourir, seule,  sur un brancard dans les courants d'air d' un couloir  de l'hôpital Ambroise Paré.
Son talent pour se faire inviter le dimanche tenait du harcèlement discret qu'elle doublait pour les oreilles sourdes d'un pathétique plaidoyer sur la solitude qui faisait ployer les plus insensibles ou les plus résistants à toute forme d'intrusion dans leur foyer. Technique qui fit ses preuves tout le long de sa vie dont elle ne tira jamais le moindre amour ni la moindre amitié durable.
Dans sa jeunesse elle eut des amants parmi les vedettes du show bizz et de la haute-couture dont elle conserva un glorieux trophée, une robe longue orangée très simple qui ne lui allait pas au teint, cédée de guerre lasse par un  Pierre Cardin excédé  qu'elle poursuivait de ses assiduités comme des dizaines de jeunes femmes à son image. Elle faisait partie de la cour des célébrités comme autrefois on l'était de celle du roi, anonyme et insignifiante mais goûtant au  luxe avec l'avidité d'une hyène, ivre de bonheur pour un sourire concédé du grand homme,  parfois congédiée sans ménagement, mais jamais découragée.
Son seul véritable amour fut Kiki, un pinscher nain et mâle associable portant collier de soie qui lâchait maman pour courir la gueuse à la première occasion. Ces escapades engendraient des crises de désespoir publiques, des flots de larmes et des scènes,  revers de main posé sur le front, déclamations dramatiques: le Grand Acte. Le Kiki cavaleur rentrait toujours mais quand ce n'était pas des ricanements, elle y gagnait parfois la compassion des non avertis au coeur sensible et... de nouvelles invitations.
Dans ses vieux jours elle rabâchait ces histoires qui n'intéressaient que de loin les malheureuses victimes qui partageaient leur repas dominical en se jurant  à chaque fois que oui, c'était bien la dernière fois qu'ils  recevaient mademoiselle Cécile.



 

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M
Bon jour,<br /> Je vais paraphraser une expression dont je ne sais plus les termes exactes sur ce texte fort bien mis en scène qui me fait écrire : "Parasite de naissante, parasite toujours".
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A
Excellent, des personnes qui ne savent s'épanouir qu'à travers l'éclat des autres. Merci Max-Louis.
M
Toute la détresse d'une solitude pesante qui pousse cette malheureuse Cécile à ses extravagances, une manière de tenter d'exister, d'être encore vivante ne serait-ce que superficiellement...<br /> Un texte écrit avec compassion. Bravo
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P
Agaçante et touchante ta Demoiselle Cécile, la solitude en filigrane est terrible.
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M
almanito t'es où? tu dis plus rien ?
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E
une vie en coulisse, pauvre Cecile, pique assiette ou plutôt pique affection... les vieux radoteurs ennuient tout le monde, ce qui fait que la plupart se taisent - cadeau empoisonné que cette robe orange, une couleur qui fait le teint plombé à qui n'est pas une brune éclatante
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M
Le passé décomposé toujours présent dans l'imparfait et le futur seulement antérieur. Pas drôle de vie...
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D
Il y a des solitudes que l'on creuse comme un terrier, durant toute sa vie, lentement mais sûrement, au fur et à mesure que l'on néglige ses liens passés. Et puis il y a celle où on se retrouve seul parce que l'on vit trop longtemps et que les autres ne vous ont pas attendu. Et puis il y a celle que l'on choisit face à l'incompréhension d'un monde qui n'est plus le vôtre. Mademoiselle Cécile me fait penser à une Sylvana Lorenz qui n'aurait pas "réussi" ! Joli portrait d'une déchéance.
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E
Ce portrait, réussi, donne envie de fuir ou de sérieusement s'interroger sur les relations que l'on entretient ou entrediendra avec la solitude du coeur...<br /> A nouveau, tu sais capter notre attention et faire que nos yeux se brouillent un peu à la lecture de ta page.
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Q
Une solitude pas facile à vivre, ni à partager avec d'autres...<br /> J'oscille entre serrer Cécile dans mes bras et lui faire la leçon. :)<br /> Mais c'est un très beau récit. Bravo et merci pour le partage.<br /> Passe une douce journée.
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A
Un texte émouvant, bien écrit et délicat, à l'image de Mademoiselle Cécile et de son appartement qui sent l'encaustique et la fleur fanée. C'est surtout l'histoire d'une solitude face à l'indifférence, voire au rejet du monde extérieur. Excellent, almanito !
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