Au Chien qui rit

Publié le par almanito

On oublie de chercher le "Chien qui rit" dans le décor maussade  de ce bistrot dont la salle est plongée dans la pénombre pendant les heures creuses.On ne gaspille rien, ici, pas même le sourire qui n'est  parcimonieusement dispensé qu'aux notables du coin, le pharmacien et le notaire venus disputer une partie de billard après fermeture de leurs officines respectives.
Pour les autres, rien, la patronne  imperturbable salue de la tête et sert cafés, limonades et apéros dans la plus parfaite indifférence.
Un visage lisse et pâle qui ne laisse jamais transparaitre la moindre émotion ou fatigue encadré de cheveux blonds et raides dont jamais une mèche rebelle ne viendrait  troubler l'ordre établi, un corps parfait, ni gros ni maigre d'où rien ne dépasse, immuablement vêtu de noir, silhouette remarquable de banalité. 
Son homme, lui,  guère plus haut qu'elle, mais tout aussi falot a le rire facile quoique discret, on le voit à un faisceau de rides s'évadant des tempes pour couler plus bas, presque sous le menton. Serviable, servile parfois, c'est lui qui est chargé de sourire pour deux, à tel point qu'on se demande si finalement, ce n'est pas lui, le "Chien qui rit".
On parle peu et à voix basse dans cette atmosphère étouffante, les joyeux lurons tapeurs de carton et les jeunes préférant la salle surchauffée du Bar en face d'où s'échappent musique et engueulades.
 Mais ici, on  vient pour lire le journal et s'y ennuyer le soir, pour avaler un café brûlant avant de partir sur les chantiers le matin.
Tout au plus pourrait-on être dérangé dans l'après-midi par un VRP en galère, l'impact sec des queues sur les boules de billard ou les gargouillement d'un gamin devant sa grenadine qui fait des bulles avec sa paille  que sa mère a planté là avant  de courir vers un inavouable rendez-vous.
Derrière le comptoir, la patronne étale l'ouvrage à terminer: un costume de toréador rouge bordé d'un liseré tressé d'or. Ses doigts s'agitent avec autorité sur le tissu synthétique, matent l'aiguille et le fil transparent qui glisse pour sur le demi noeud qu'elle rajoute à la place du coeur.
Une vieille habituée venue boire son chocolat a pris le risque de s'approcher non sans se répandre en compliments: comme c'est joli! Et quelle habileté vous avez! C'est pour les fêtes de l'école de danse, explique sèchement l'autre  sans relever la tête, l'an passé j'ai fait la totalité des costumes, le thème, c'était la basse-cour, une douzaine de costumes de poussins jaunes que j'ai fait! Elle remâche rancoeur et amertume alors qu'elle-même s'était proposée pour ce travail. Secrètement, elle estime que son dévouement n'a pas été reconnu. Elle aurait voulu qu'on l'appelle sur scène à la fin du spectacle. Elle serait restée impassible sous les applaudissements mais tout le monde aurait vu à qui revenait le mérite. Alors cette année elle ne fera qu'un costume, un modèle que les autres devront suivre et qui sera destiné à Yaya, la petite qui a toujours le sourire, ajoute t-elle sans frémir.
Le fil de nylon s'est rompu  et les mains s'agitent nerveusement sur le satin. La vieille dame se recule prudemment comme si soudain cette force inaltérable d'inertie allait se transformer en un furibond tsunami. Mais la patronne renfile son aiguille sans trembler, tout juste peut-être un léger froncement de sourcil...


 

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I
Scène de vie "ordinaire" dans un bar de quartier où les fidèles et inconnus passent sans parfois se parler. Une patronne qui sert "machinalement" les clients, seul son mari semble avoir encore un brin d'amabilité. Tu as le don de décrire les gens, j'aimerais les photographier ;)
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A
C'est dommage, une photo en dit long parfois. Il y a quelques jour un photographe qui avait tout un matos très sophistiqué a demandé à la brochette de vieux sur le banc s'ils acceptaient qu'il les prenne en photo. Ils ont accepté et se sont vite dépêchés de se redresser et ont fixé l'objectif avec un grand sourire. Le photographe leur a demandé d'être naturels, mais c'était terminé. Du coup il a mitraillé toute la place sans permission, je dois être dessus, avec un regard féroce à son encontre :)))
I
C'est un dur exercice de photographier les gens "au naturel " sans qu'ils soient reconnaissables.<br /> Je garde ce moment pour plus tard.
A
C'est bien plus compliqué de photographier les gens que de les observer parce que tu as besoin de leur consentement et à partir de là, ils ne sont plus naturels..
P
Douloureuse dame, tellement frustrée. Chien qui rit... quel contraste et l'ambiance est absolument bien décrite.
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A
Oui le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle n'est pas épanouie, mais vas savoir si elle n'est pas heureuse à sa façon...
L
Un texte qui déménage, mais à l'allure de l'atmosphère qu'i dégage, pesante, douloureuse. Des milliers de détails peuvent être imaginés, pour une série de tableaux scripturaux, ou musicaux ... C'est magistral, merci.
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A
Tu as une manière unique, inimitable, de brosser le portrait de personnages pris dans leur quotidien, ils semblent vivre sous nos yeux, et ceci, même dans le cas où ils ne sont pas spécialement sympathiques, comme ici la patronne du bar ! l'ambiance maussade du Chien qui rit (!!) est également très bien rendue.
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D
Il y a dans ton texte comme une odeur de skaï, d'encaustique, de frustration et de névrose dans ce bistrot où le patron sourit comme un chien prit en faute... Même le temps fait un détour et s'en va se distraire en face tant il stagne dans cette atmosphère triste et usée ! Peut-être faudrait-il repeindre en couleur les murs bruns ? Refaire le vieux zinc en formica ? Dessiner avec un rouge à lèvres un sourire sur le visage de la patronne ?
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M
Bon jour,<br /> L'ambiance est déjà posée avec :"dans le décor maussade" et la suite infuse avec les personnages comme ancrés dans ce décor appliqué à tenir son rang... peut-être que "Le Chien qui rit" est le contre-symbole de ce tableau de l'instantané de ces vies pour échapper à l'éphémère ...
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E
une ambiance "moyenne", mais le patron rit, c'est déja ça, et puis les bistrots sont devenus si rares
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Q
Une ambiance tout à fait réaliste, si bien décrite, j'adore !<br /> ... et je comprends l'attitude de la patronne... tant de personnes agissent sans être reconnues, alors que c'est un travail énorme.<br /> Mais, pour une fois qu'elle est complimentée, elle aurait pu sourire...<br /> Passe une douce journée almanito. Bises.
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E
Texte habile qui nous met bien dans l'ambiance feutrée et plombée. J'avoue que moi, je fuirai ce genre d'établissement qui fout le bourdon (non, pas le point de bourdon !)...
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M
Encore une ambiance, des personnages bien croqués. J'aime à t'imaginer observer les petites gens :)
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M
Je crois bien que je l'aimerais ce troquet pas trop gai en plus il sera facile à reconnaître y a tout qu'est marqué ....
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F
Pile l'ambiance telle qu'on l'imagine dans de vieux bistrots encore présents dans des villes moyennes, dans certains quartiers, où l'on vient "pour lire le journal et s'y ennuyer le soir"...Ils sont tous là, plantés, dans l'attente, ou sans attente...<br /> Beau texte. Bravo !
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