Secret

Publié le par almanito

‌La départementale filait, étroite, désespérément droite entre les pins, sans fin. Pourtant c'était bien celle qui allait à la mer, celle qui, au bout de 45 minutes de voiture, s'arrêtait soudain devant une dune de sable. Derrière, se trouvait le bonheur et l'immensité de la liberté: la mer comme un miracle. Louise et Chloé savaient qu'elles ne l'atteindraient jamais, même si elles pédalaient de toutes leurs forces sur la route monotone. Mais elles en rêvaient tout en se contentant d' explorer méthodiquement les petits chemins de traverse cachés dans la verdure.
Ce jour-là, elles étaient allées beaucoup plus loin que d'habitude et c'est au moment où elles s'apprêtaient à rebrousser chemin qu'elle découvrirent un sentier à moitié étouffé sous des branches de muriers. Chloé s'y engouffra avec délectation suivie de Louise bon gré mal gré qui n'aimait pas les endroits couverts et sombres. Une herbe drue et grasse profitait de l'ombre  des feuillages pour tapisser le sentier en dépit d'un hiver et d'un printemps dépourvus d'eau et dégageait son odeur acide mêlée de moisi. Louise râlait et menaçait de faire demi-tour, les bras tremblants d'appréhension sur son guidon mais Chloé poursuivait: "on va au moins regarder jusqu'où ça va et après on retourne". C'était toujours pareil avec elle, il fallait suivre ses fantaisies mais le  contraire n'arrivait jamais et Louise la savait capable de l'abandonner toute seule en pleine nature. Quel était l'intérêt de progresser sans fin dans la noirceur de ce chemin  frissonnant d'ombres dans un silence inquiétant? Louise craignait l'obscurité et l'endroit l'étreignait d'angoisse, malaise semblable à ce qu'elle ressentait à la tombée du jour, quand le soleil baissait sa garde. Elle n'aimait pas les fins, redoutait ce qui s'achevait immanquablement comme les fêtes, les moments heureux et le jour.  
Enfin le tunnel de verdure s'éclaira au loin ce qui leur donna de l'allant pour pédaler de plus belle. L'herbe se clairsema petit à petit laissant  place à un sable fin d'un blanc immaculé comme jamais elles n'en avaient vu, même à la plage. Il coulait entre leurs doigts comme une farine légère et tiède et tandis qu'elles avaient délaissé les vélos en vrac sur le talus, le sentier poursuivait sa route  comme un petit ruisseau pressé. Un important lot de pins avait été récemment abattus, ce qui conférait à l'endroit son aspect de clairière. On voyait encore au fond les traces  des engins à chenilles qui avaient évacué les troncs tout humides de résine par la route. Rien n'avait encore repoussé sur l'étendue de sable si ce n'étaient quelques buissons épineux clairsemés. Le soleil tapait à plein sur ce désert soudain et faisait tourbillonner une poussière irisée et joyeuse, seuls des cliquetis de criquets et de sauterelles troublaient le silence.
Un peu interdites, les filles buvaient l'air soyeux et chaud, goûtaient la plénitude du paysage inattendu quand soudain, a moitié cachée par une souche, elle la virent:  au bout d'une tige râblée d'un petit mètre de haut, d'un vert grisonnant,  ornée de quelques petites feuilles rabougries et piquantes, une grosse fleur extraordinaire en robe de crépon jaune vif s'épanouissait triomphale, irréelle et unique au milieu de ce nulle part.
La fleur miraculeuse ne fut jamais identifiée. Elle resta un mystère et un secret entre Chloé et Louise qui jamais n'en parlèrent à personne.
Louise pensa, espéra, que peut-être sa soeur l'inclurait un jour sur l'une des toiles  dans l'univers un peu fantasque qu'elle avait l'habitude de peindre. Il n'en fut rien.
Mais vieillissantes maintenant toutes deux et séparées depuis longtemps par les océans, il arrive parfois au cours de longues discussions  téléphoniques que Louise chuchote dans un instant suivi de silence: "et la fleur...Tu te souviens?" Et elle entend  le sourire de Chloé, à l'autre bout du monde.



 

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M
Elle est belle "mon" histoire pour aller dormir, merci Almanito ! Beaucoup de choses à revivre, chouette...je repense aussi à un moineau qui a pris ce matin un bain de poussière... joyeuse devant ma fenêtre, alors je t'envoie un sourire de mon bout du monde ! et sur ce je vais regarder un peu cette fleur dans tous les sens en compagnie du marchand de sable...
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A
C'est une fleur soporifique ;)
P
une fleur au terme de l'aventure et après ce long tunnel angoissant. Comme quoi il faut suivre son envie jusqu'au bout au-delà de la peur et y trouver ces senteurs, ces couleurs d'enfance et la magie qu'on ne peut partager qu'avec celle (ou celui) qui était à nos côtés, enfants baladeurs et découvreurs.
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A
Ce sont des secrets d'enfants heureux :)
I
​Comme quoi, il faut toujours aller au bout du chemin pour y trouver ses souvenirs, cette fleur secrète et sans nom qui lie les deux soeurs à jamais ...​<br /> <br /> Au fur et à mesure que je lisais, je voyais la forêt des landes et ces pins régulièrement coupés, l'odeur agréable lors des étés chauds. Très beau texte.
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A
Ce sont de petites choses de l'enfance qu'on retrouve de temps en temps et qui deviennent importantes en vieillissant ...
A
Une fleur magique, une fleur devenue mythique, qui réchauffe le coeur.
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A
Merci :)
M
Bon jour,<br /> "... et la fleur." Moment qui rattache à toute une vie ... peut-être le seul lien indélébile ...
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A
L'un des moments en effet, merci Max-Louis
L
Je me retrouve effet au coeur des Landes : paysage monotone et à la fois changeant, inquiétant et cocoon ... Mystère, on est gêné ou excité par l'ambiance. La fleur est la récompense, et le signe d'union.
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A
Les Landes ont un charme particulier, il faut y vivre pour y voir autre chose que la monotonie, merci Loïc
M
Très jolie fin, très tendre, émouvante...
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M
Certes mais c'est surtout votre relation qui me touche
A
Merci m'sieur R, contente que la petite histoire te touche, toi si près de la nature.
E
je ne saurais lequel précisément, car ce sont d'anciennes lectures dont j'ai surtout gardé en mémoire l'ambiance, mais il se dégage de cette promenade que tu décris si joliment, comme un parfum de ces romans initiatiques où l'enfant devient grand et découvre la vie (ici la fleur) en symbiose avec la nature, peut être la sensualité du blé en herbe, le mystère du grand meaulnes...
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A
En symbiose avec la nature, je crois que tout est là et les enfants qui ont la chance d'y vivre en immersion grandissent autrement parce que l'essentiel est là, à portée de tous leurs sens. Merci Emma pour le parfum du Blé en herbe et du Grand Meaulnes, trop gentil.
D
Une fleur irréelle est apparue aux seuls regards de deux sœurs, une fleur pour elles deux, une fleur qui s'est transformée en pensée dans leur souvenir commun... Un de ces textes que j'aime bien parce qu'il laisse rêveur, et dont on reprendrait bien une petite part pour accompagner le chocolat chaud de cette après-midi automnale !
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A
C'est vrai ça, au fait tu fais quoi pour Noël?
A
Un récit qui se lit très facilement, comme une route toute droite qui chemine à travers les pins. Est-ce la forêt des Landes ? Comme souvent dans ce genre d'escapade, il y a un (ou une) des participants qui souhaite continuer, et l'autre pas. J'aime beaucoup aussi la découverte de "la" fleur, un peu le culte du mystère que l'on cultive couramment à cet âge, et dont on se souvient bien des années après.
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A
Oui tout à fait, dans les Landes et plus exactement dans la partie qu'on appelait Landes pauvres autrefois, où rien ne poussait à part les pins qui étaient là pour stopper la progression du sable. Merci Antoine
Q
Et ce sourire qui s'entend d'un bout à l'autre de notre monde, je l'entends aussi.<br /> Merci, almanito.<br /> Passe une douce soirée. Bisous.
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A
Parfois un sourire silencieux...<br /> Merci Quichottine
M
Fleur de rêve dissimulée dans une mystérieuse clairière lagunaire, grâce à la magie de Dame Nature, devient rêve de fleur partagé par les coeurs de deux soeurs unies au delà des océans. <br /> Un texte superbe et inspirant que j ai pris vraiment plaisir à lire.
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A
'est gentil, merci Mary.
E
La fleur de nos mirages d'enfance a le parfum des souvenirs le plus doux...
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A
Comme c'est joliment dit :)
F
Une fleur de vie...sûr !
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A
Sûr: elle n'a jamais fané!
W
Magie d'enfance et fleur rebelle<br /> les jambes nerveuses sur les pédales <br /> et de fatigue, jamais !
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A
La magie reste, il ne faut pas chercher le nom de la fleur ni pourquoi elle poussait là...;)