Le sac de Lucie
Tout est orchestré, Lucie économise ses gestes et fait l'inventaire du contenu de son sac chaque jour avant de sortir. Pour ne rien oublier.
Après la descente de la ruelle biscornue, encastrée entre les hautes demeures un peu sévères de l'ancien temps qui la maintiennent toujours à l'ombre, Lucie tourne à gauche pour se retrouver sur l'avenue éclaboussée de lumière, pousse la première porte - celle de la maison de Zanne - la clef de la boîte à lettre déjà en main, elle y enfourne quelques courses qu'elle a faites pour son amie. Zanne ne descend que le matin sur des jambes plus trop sûres. Accompagnée de Vanu, elle traverse l'avenue et rejoint la place, à l'affût de la première bavarde qui se joindra à elle sur le banc pour papoter jusqu'à midi, après quoi elle récupérera ses courses avant d'entreprendre la longue montée des escaliers qui la mèneront, hors d'haleine, dans son petit appartement aux vitres voilées de dentelles désuètes.
Lucy fait sonner son portable, entend la lourde porte s'entrebâiller et déjà la respiration courte de la chienne qui dévale les cinq étages aussi vite que ses courtes pattes le lui permettent. Va-nu-pieds, trouvée dans une poubelle avec ses yeux noirs tout ronds de frayeur, dite Vanu pour les intimes, c'est à dire à peu près tout le quartier, cliente attitrée de Mimi la boulangère et de Pascal le boucher qui la fournissent en brioches et bouts de jambon qu'elle chope au vol après leur avoir servi son plus beau sourire d'une mâchoire prognathe hérissée de canines trompeuses. Pour rien au monde Vanu ne mordrait qui que ce soit, pas même pour une saucisse: son sourire particulier est son type de beauté.
Lucie s'installe sous le poivrier près de la buvette où elle sirote son antésite en observant les passants, ignorant les bigotes entassées sur un banc qui piaulent dans le suraigu en picorant et re picorant d'une dent prudente des biscuits aussi secs que leur âme. Elle tend sa frimousse aux embruns chauds que la brise lui apporte par vagues, suit des yeux la vie des autres, les jeux des enfants, guettant le petit évènement, l'acte incongru d'un original qu'elle pourra relater à Zanne en rigolant. Car son visage harmonieux et doux cache l'insolence et l'humour décapant qui se déploient souvent au moment où l'on s'y attend le moins, la petite phrase percutante murmurée d'une voix presque enfantine, résultat de ses observations muettes laisse ses interlocuteurs interdits.
Zanne qui la rejoint en soirée lorsqu'il y a de la musique au kiosque, est plus expansive, ses réflexions sortent telles quelles, brutes et sans angle émoussé. Lucie arrondit la bouche, faussement choquée et glousse doucement. Le menton en avant, la frange noire et raide lui barrant le front, Zanne attend la contradiction en dardant ses victimes d'un oeil assassin: "tu me diras pas que j'ai tort, quand même..."
Parmi les innombrables poches de son sac, l'une est consacrée aux oiseaux. Dès son arrivée, pigeons et tourterelles peu farouches l'entourent. Lucie s'éloigne alors un peu, suivie de la bande impatiente et distribue les graines à la volée sur l'un des carrés herbeux posés en mosaïque sur la place désormais bétonnée. Vanu a droit également à son goûter, trois bouts de gressins et à sa coupelle d'eau sortie d'une autre poche. Lucie est ainsi, elle a besoin de rendre heureux les êtres qui l'entourent. Elle ne s'approche qu'avec circonspection du genre humain, faiseur de guerres et seul coupable de barbarie mais tend tout de même un sandwich au gars qui dort dans l'ombre, la tête sur un oreiller de carton.
"Un jour je ne pourrai plus le faire" soupire t-elle parfois en frottant doucement sa hanche douloureuse.. Elle n'en dit pas plus mais s'entend tout ce qu'elle tait. Ses angoisses, la solitude certaine, l'envie impérieuse que Lisa revienne près d'elle, ne serait-ce que de temps en temps et surtout, surtout cette peur qui l'étreint qu'elle avoua un jour: "Si un jour je perds la tête, dis, tu me préviendras? Sûr, hein, parce tu vois, j'ai peur de ça, déjà que j'oublie tout...Et Zanne, tu imagines..Zanne qui ne sait rien faire sans moi...Tu sais, Zanne a besoin de moi...Et Vanu... Et...."
Lucie, personnage déjà ICI CLIC)